chemin

Vent d’été

Atelier d’été Tiers Livre 2019

      J’ai six ans. Je ne connais pas bien ma grand-mère, je ne l’ai pas vue souvent. Elle nous a invités dans la maison de sa sœur aînée où elle habite depuis la mort de mon grand-père. Par la fenêtre ouverte, pendant le repas, j’écoute le doux frémissement des frondaisons associé pour toujours aux sensations inoubliables de ce jour-là. L’après-midi, les enfants filent dehors. Ivresse de se déployer dans les bois et dans les champs qui s’étendent au loin à perte de vue! Je découvre la vraie vie, à rebours des espaces étriqués et compartimentés de ma vie habituelle. La brise légère qui agite les feuillages joue une musique qui ne peut être que le murmure de l’Univers… La maison est située à l’écart du village, en haut d’une pente douce qui descend vers la plaine, sa position dominante fait de nous les rois du monde! Elle est plutôt basse et allongée mais de proportion équilibrée, sans doute avait-elle été le corps de logis d’une ancienne ferme. Ma grand-mère est visiblement heureuse d’être revenue vivre dans son village natal, qu’elle avait été obligée de fuir pendant la première guerre mondiale. Mais sa sœur, une très vieille dame impotente qui me fait un peu peur, meurt quelques mois plus tard. A nouveau sans domicile, ma grand-mère se résoud à venir habiter chez nous, dans notre toute petite maison. Je lis dans ses yeux la tristesse de ce nouvel exil et je ressens comme elle la nostalgie des vastes étendues de son enfance, auxquelles le vent d’été avait donné son tempo léger. Sur le bahut de la chambre où je vais la voir après l’école, trône un gros cylindre de cuivre que j’avais vu dans la maison de sa sœur. C’est une douille d’obus qui a été décorée par mon grand-père. Elle sert de vase.

Une histoire

Atelier d’hiver de François Bon

Mes contributions

     L’amorce d’un chemin bordé de grands arbres dont les plus hautes branches se rejoignent pour former une voûte; le feuillage tamise la lumière, la terre moussue amortit les pas, quelques notes se font entendre, chant alterné d’oiseaux qui se répondent… Au loin, à l’embranchement de plusieurs allées, s’élève une petite construction métallique circulaire surmontée d’un toit, qui pourrait abriter le concert donné par les oiseaux… les tiges de fer sont rouillées, mais le plancher paraît encore assez solide pour supporter le poids de plusieurs musiciens. Au-delà du kiosque, le chemin mène à un étang dont la surface légèrement ridée par le souffle de l’air reflète l’image mouvante d’un château, inoccupé depuis la fin de la seconde guerre mondiale… Les héritiers ne se sont jamais manifestés et la commune en est devenue propriétaire, mais la petite ville d’Hazinghem, dans le Nord de la France, est trop pauvre pour le remettre en état, elle se contente d’entretenir le parc.

     Cet endroit avait hanté mes nuits… Je n’ai pas jeté la lettre, je suis allée au rendez-vous… Les archives de la mairie ont conservé de vieilles gazettes qui évoquent les fêtes somptueuses organisées dans le domaine par l’ancien propriétaire, un grand bourgeois issu d’une des familles les plus fortunées de l’industrie textile française de l’époque. Des photos prises entre 1920 et 1938 représentent le château et son kiosque à musique sous différents angles; les invités sont assis sur des chaises de jardin ou déambulent dans les allées du parc, leurs vêtements élégants témoignent de l’évolution de la mode, le style des années folles devient plus sage après la crise de 1929… La photo la plus récente met en lumière un jeune violoniste que mentionne la gazette locale comme étant le fils d’un ouvrier de l’usine familiale qui jouxtait le château; en 1940, les bombardements avaient épargné celui-ci mais détruit complètement l’usine et le quartier…

     Des vagues de réminiscences troublent l’eau étale de la mémoire, des reflets affleurent de souvenirs en pleurs, des images floues se superposent et se désagrègent, une force obscure venue des profondeurs repousse toute tentative de recomposition, la conscience semble se refuser à la formation d’images précises, les paillettes de soleil bondissantes entre des barrières d’ombre éblouissent le regard comme pour l’empêcher de fixer ce qu’il ne veut pas voir…

     J’avais réussi à tout oublier… Le développement de cette histoire pourrait être multiple, mais une force irrépressible aimanterait l’écriture vers un point crucial ou cruel qui resterait douloureusement insaisissable… La progression en aveugle se heurterait à des zones d’ombre à travers lesquelles les phrases creuseraient leur sillon jusqu’aux limites du supportable… L’écriture est un défi opposé au monde, les premiers mots sont comme les premiers pas, l’essentiel est de tenir debout… Davantage qu’un chemin vers l’inconnu, l’écriture est un cri de désespoir lancé par quiconque essaie de retrouver la lumière du jour ou le pouvoir de la parole… Le livre qui parviendrait à raconter cette histoire – ou une autre (l’histoire d’un jeune violoniste, celle de la mort d’un jeune aviateur anglais…) – n’aurait pas le pouvoir de changer le réel, mais percerait l’opacité de la Nuit… il serait gravé pour toujours à la surface de l’éternel Silence…

Fausses notes

Atelier d’hiver de François Bon

Mes contributions

     Il ne rase pas les murs mais se fond en eux comme un passe-muraille. Il est invisible. Sa vie apparente est calée sur ses horaires de bureau. Petit fonctionnaire gris, a lâché un jour sa voisine moqueuse…Transparent, dénué d’ambitions!… Il est souvent pris pour un imbécile, le sait, mais n’en souffre que modérément. La vraie vie est ailleurs. Sa vie. Celle qu’il rêve de vivre à temps plein et non par intermittences, en dehors des horaires de bureau. La souffrance n’est pas dans le regard ironique ou méprisant des autres, mais dans ce décalage entre sa vie rêvée et les contours assez hideux de la réalité dont il se sent prisonnier. Il a heureusement développé la faculté précieuse, qui l’a jusqu’à présent sauvé des pires situations, de s’abstraire du monde qui l’enserre en s’enfuyant sur le premier nuage qui passe. De là-haut, le recul est saisissant. Plus rien n’a vraiment d’importance, ou si peu. Les préoccupations des uns ou des autres lui paraissent insignifiantes. La voisine gonflée de prétention n’occupe pas plus d’espace qu’une fourmi. Sur son nuage, il oublie le monde et se sent non pas heureux (le bonheur lui semble incongru) mais en paix avec lui-même. Des mots se forment alors dans le vide de son esprit. Il les entend en même temps qu’il les voit, et les regarde s’assembler en phrases qui se défont à peine écrites comme les fausses notes d’une mauvaise musique. Il voudrait écrire comme Proust ou comme Melville. La tâche est évidemment impossible, ou absurde. Il sent pourtant en lui une parenté certaine, bien qu’étrange, avec les personnes qui se cachent derrière ces noms d’écrivains… Les microgrammes de Walser, les tropismes de Nathalie Sarraute, n’ont de cesse de lui montrer un chemin d’écriture… Son attirance pour le minuscule ou l’insignifiant pourrait le détourner du parisianisme et des fastes mondains de la Recherche, mais elle le tient par l’enfance du narrateur, l’impondérable d’une odeur ou d’une saveur, l’équilibre fragile des réminiscences, les mille et unes digressions de la phrase qui s’échappent vers une improbable destination, la poursuite rêveuse d’un temps hors du temps qui distille l’illusion que le temps perdu se rattrape, la vérité d’un monde immatériel auquel l’accès n’est possible qu’à travers l’expérience d’un temps retrouvé… Il laisse venir à lui des idées de romans ou de nouvelles qu’il ne se sent pas capable de développer, n’écrit que de tout petits textes qui ressemblent à des poèmes, tente d’exprimer la quintessence de ses états d’âme, sensations ou réflexions en faisant confiance aux premiers mots que l’inspiration lui souffle, n’atteint jamais l’intensité et la précision qu’il souhaite, bute obstinément contre l’obstacle qui sépare le langage de ce qu’il cherche à dire au plus près de ce qu’il ressent, désespère d’y parvenir un jour, se découvre privé du don de l’écriture alors qu’il se sent écrivain au plus profond de lui-même…

Une lente remontée des sensations autrefois ressenties

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

     Le retour serait une lente remontée des sensations autrefois ressenties, chacune d’elles suscitant une émotion partielle qui en réveillerait d’autres… L’ancienne ligne de bus entre la métropole et la ville a disparu, il semblerait cependant qu’une compagnie privée assure une fois par semaine pour deux euros seulement une liaison identique depuis le musée des Beaux-Arts ou la Préfecture, vers Saint-André et Lomme, en longeant la Deûle et la Citadelle sur quelques centaines de mètres… Attendre? Préférer le train?… Les navettes ferroviaires sont fréquentes, la décision peut se prendre à tout moment. Le trajet ne durerait qu’une quinzaine de minutes pendant lesquelles le contournement de la cité lilloise par le Sud et la remontée jusqu’à Lambersart avant une petite course à travers champs jusqu’à Pérenchies en prélude à la trajectoire finale qui mènerait aux abords de la ville natale, offriraient une vue panoramique sur des lieux qui avaient été d’une importance déterminante mais dont l’accès semblait avoir été mystérieusement interdit… Les rails qui se déploient en sortant de la gare vers Fives et le Mont de Terre amorceraient un lent virage mais le bâtiment emblématique de la Foire Internationale de Lille — démoli — n’apparaîtrait pas dans la courbure; les lettres géantes qui en surmontaient le toit et qui, autrefois, se détachaient en rouge et brillaient dans la nuit comme un signal au moment d’arriver au port après de grands voyages, ont été effacées… le sentiment de rentrer chez soi, privé de ses anciens supports, serait donc d’emblée altéré?… Le petit train continuerait la boucle commencée en se glissant sous l’autoroute du Nord dans la direction de Ronchin et passerait non loin du lycée Faidherbe et du Jardin des plantes où nichent des souvenirs d’émotions adolescentes, mais où sont aussi malheureusement embusqués des souvenirs funestes d’événements dramatiques… La remontée dans le couloir du temps se poursuivrait sur l’axe des voies de circulation qui coupent le quartier de Lille-Sud du reste de la ville, et le souvenir des confidences maternelles (trop rares) reviendrait en mémoire; elle allait souvent travailler à pied pour économiser le prix du tramway… souvenir de ce moment où elle se souvenait elle-même de ce trajet interminable qui la conduisait de la rue de l’Arbrisseau où elle habitait jusqu’à l’atelier de confection qui l’employait rue Neuve ou rue de Béthune!… souvenirs en abyme d’une silhouette qui longe le mur lugubre de l’immense cimetière du Sud et s’engage dans la longue rue du Faubourg des Postes qui devient rue des Postes en quittant le quartier périphérique pour pénétrer dans le cœur de la ville!… avancer avec la silhouette à la cadence de ses pas, entendre leur martèlement dans la nuit avant le lever du jour, sentir sa respiration décélérer un peu dans la rue Solférino à l’approche du Théâtre Sébastopol, choisir avec elle la rue Léon Gambetta plutôt que la rue d’Inkermann pour déboucher boulevard de la Liberté, traverser devant le Palais des Beaux-Arts, atteindre la place Richebé, guetter une pendule dans un café, pousser un soupir de soulagement, voler quelques minutes de répit en regardant une ou deux vitrines, se décider à franchir la porte de l’atelier!… Vite, passer vite devant le CHU et les mauvais souvenirs… Le petit train franchirait la Deûle à Haubourdin en jetant un pont vers d’autres souvenirs lointains d’amitiés paisibles et de moments festifs, avant de remonter vers la ville de Lambersart (inscrite comme lieu de naissance sur la carte d’identité maternelle et importante à ce titre, mais sans autres attaches que ces quelques syllabes associées à une date qui témoignent du début d’une existence) et de s’élancer vers Pérenchies. Ah, la route vers Pérenchies!… C’était un peu la route du père, l’un des endroits où il se rendait en Solex, le soir, après sa journée de travail à l’usine, pour donner des leçons ou faire répéter les membres d’une société de musique… Tous les trains ne s’arrêtent pas à Pérenchies, il faudrait choisir un horaire qui prévoie cette étape, un jour de soleil, car la fin du parcours, à huit ou neuf kilomètres de la destination finale, pourrait se faire à pied… En sortant de la gare et en prenant la direction de l’Epinette, il y aurait très vite, à trois ou quatre cents mètres, une rue portant le nom d’un membre de la dynastie Agache, Édouard… qui avait fait du village de Pérenchies la petite capitale de briques de son empire linier, et pendant un bon kilomètre, jusqu’au chemin de l’Oris, les rues aligneraient sur chaque trottoir de petites maisons ouvrières mitoyennes… Le chemin suivrait la voie ferrée à droite et serait encore bordé de maisons pendant une centaine de mètres sur le côté gauche, mais après le passage à niveau, sur le chemin de la Cœuillerie, le tissu urbain cèderait complètement la place à la terre agricole et la séparation serait nette. Le pas ralentirait mais le cœur battrait un peu plus vite, un sentiment étrange apparu au début du voyage, de joie et de tristesse mêlées, prendrait de l’ampleur, et le regard chercherait déjà au loin ce qu’il pourrait reconnaître… Après le hameau de la rue de la Bleue, le chemin de l’Epinette apparaîtrait en ligne droite à travers les champs comme une invitation à parcourir les derniers kilomètres qui assureraient la jonction avec la vie ancienne… Les promenades, les parties de pêche et les jeux d’aventure se faisaient le plus souvent dans un triangle dont la base allait du bas de la rue des Murets au chemin du Pont Ballot, les petits côtés se rejoignant à l’angle de la rue d’Hespel et de la rue Victor Hugo… La mémoire libèrerait des images, les souvenirs deviendraient plus précis, les premières maisons du hameau de l’Epinette déclencheraient un nouveau flot de réminiscences, l’air résonnerait de paroles complètement oubliées, encore quelques mètres et ce serait la ferme, le cœur alors se serrerait un peu trop fort… mais le chant des alouettes réveillerait les sentiments tout neufs de l’enfance, et les raisons qui avaient rendu le retour impossible, à l’inverse, s’effaceraient… Après un moment d’hésitation car le chemin de terre pris autrefois aurait disparu, la progression se poursuivrait à travers champs, le blé ne serait pas encore très haut, il serait possible d’avancer au jugé dans les sillons laissés par les roues des tracteurs jusqu’au chemin du Pilori et de continuer par le Pavé de La Chapelle, au carrefour de la D945… Un grand parc d’activités industrielles et commerciales brouillerait tous les repères, il faudrait le traverser ou le contourner par le sentier de Lille jusqu’à des jardins maraîchers, éviter sur la gauche un lotissement inconnu et prendre à droite un chemin de terre qui rejoindrait la rue du Bas Chemin, suivre celle-ci jusqu’au bas de la rue des Murets, accomplir la jonction…

Le chantier

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

     Le chantier derrière la maison avait été une fête, puis un enfermement. Des yeux d’enfant découvraient le monde en construction. Les murs des nouvelles maisons n’étaient pas faits de briques rouges mais de parpaings gris! Le soir, après le départ des maçons, le chantier devenait un terrain de jeu. Les machines et les outils s’examinaient de près, pouvaient être touchés. Les futures maisons devenaient adresses personnelles, lieux d’expérimentation des modalités de l’habitat, expérience concrète du renouvellement urbain à deux pas des vieilles maisonnettes de briques disjointes alignées au bord d’un chemin à la limite du chantier, lui-même à la limite des terres agricoles de la commune, qui s’agrandissait en repoussant la frontière entre la ville et la campagne de quelques dizaines de mètres derrière la nouvelle rue. Celle-ci était le commencement d’un nouveau monde et les maisons qui sortaient de terre ressemblaient presque à de futurs palais! Les matériaux utilisés pour les revêtements de sol, les murs, les dallages, les céramiques, les portes et les fenêtres, tout était flambant neuf et moderne et jetait la disgrâce sur les vieux intérieurs des habitants de la rue ancienne qui contemplaient avec envie les splendides baignoires, éviers et lavabos de belle porcelaine blanche entreposés sur le chantier dans de solides enveloppes de plastique transparent qui les protégeaient des intempéries avant leur installation définitive dans les beaux intérieurs tout neufs! Surprise désappointée et vécue comme une dépossession quand les premières clôtures ont été posées autour des terrains encore en friche qui deviendraient les jardins inviolables des nouvelles maisons. Le terrain de jeu n’était plus accessible mais il restait encore le chemin pour déambuler entre le côté ancien et le côté moderne du quartier, pour contempler de loin les nouvelles demeures qui se remplissaient peu à peu d’habitants, pour créer des occasions de rencontres entre les anciens et les modernes. Ceux-ci devaient entretenir conjointement l’étroit chemin herbeux sur lequel ouvraient au bout des jardins ou des cours de petites barrières ou des portails qui assuraient la libre circulation. Plaisir des doubles entrées, côté rue et côté cour! Ce plaisir fut éphémère car les voisins se mirent assez rapidement d’accord de chaque côté du chemin pour intégrer celui-ci à leurs terrains privés et s’enfermer ainsi un peu plus dans leurs droits de propriété respectifs…

Film interdit sur écran intérieur

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

(suite)

     Les cafés ont l’avantage de rompre l’isolement et d’ouvrir sur le monde tout en préservant l’intimité et le besoin de rester seul ou en compagnie de quelques personnes choisies avec lesquelles on se sent bien. L’espace du guéridon ou de la table, carrée, rectangulaire, métallique, en bois ou en plastique, peu importe, est un territoire à lui tout seul. Son périmètre est une frontière. Chacun le sait et respecte le territoire voisin. Au comptoir, le client n’est pas le même que dans la salle. Pressé, il avale son petit noir en quelques secondes, alcoolique, il préfère rester près de la bouteille pour que le verre vide se remplisse plus vite, bavard, il engage la conversation avec le cafetier, tourne la tête à droite et à gauche, se retourne, s’adresse à la cantonade… Dans la salle, le client solitaire lit son journal ou fait des mots croisés, d’autres arrivent en groupe et se manifestent bruyamment. Les habitué-e-s de la catégorie des client-e-s solitaires au long cours qui s’installent durablement choisissent toujours la même table et se troublent — micro-drame!… — quand elle est occupée, la préfèrent loin de la porte pour échapper aux courants d’air et suffisamment à l’écart pour mettre de la distance entre soi et les autres, mais à proximité d’une fenêtre de façon à profiter de la lumière du jour et du spectacle de la rue. Le temps, alors, se modifie. Sa perception s’allonge et s’allège…

     Les séjours dans la cour, à l’ombre du lilas, procuraient cette sensation agréable de se soustraire au temps, en se racontant, ou non, des histoires. Quand les mains étaient fatiguées de manier le burin et le marteau, elles s’arrêtaient d’elles-mêmes et l’oreille devenait attentive au bruissement des feuilles légèrement agitées par la brise. Tous les sens étaient en éveil, tandis que les pensées se concentraient sur le mystère blanc des fleurs du lilas triple. Pour se dégourdir les jambes, le chemin sur lequel ouvrait au fond de la cour une petite barrière vermoulue donnait accès à un petit (?) paradis qu’il était loisible d’explorer à l’infini. Petites pierres, cailloux, lézards et coccinelles, libellules, sauterelles, insectes et vers de terre, pissenlits, pâquerettes, boutons d’or, petites herbes au centre du chemin, grandes herbes sur les bords mêlées à des orties ou à des chardons qui, avec quelques guêpes, rendaient le paradis plus difficile d’accès, le chemin était un univers à part entière et faisait oublier le reste du monde… Mais on y faisait parfois aussi des rencontres. Un garçon à vélo passait en se moquant, la petite voisine qui venait d’emménager dans la maison neuve située en face de la cour regardait devant elle d’un air perdu…

     Mon ancienneté sur les lieux était toute relative car je n’avais pas vu les bulldozers déclarer la guerre aux monticules du terrain vague, je ne les avais pas vus avancer comme des chars en écrasant tout sur leur passage… La famille avait d’abord habité à Houplines, à deux rues de l’école Jean Jacob, qu’il était possible d’apercevoir de notre maison, au-delà des jardins ouvriers. Comme je n’avais pas changé d’école et que je retrouvais les lieux de mon ancienne vie presque chaque jour, je ne me sentais pas vraiment dépaysée. La césure était moins spatiale que temporelle. Le déménagement m’avait révélé à quel point j’avais grandi. J’avais laissé derrière moi les années de la toute petite enfance, je n’étais plus exactement la même. Cette variation de la perception de mon identité était troublante. Je découvrais que j’avais des souvenirs confus de réalités devenues inaccessibles, comme une petite vieille… les dessins et la couleur d’un carrelage enfermés dans une maison dont nous n’avions plus la clé, le sol cimenté de la courette sur lequel j’avais ramassé de la neige pour la première fois, une petite cabane que je m’étais fabriqué avec deux bouts de bois, la silhouette de ma mère penchée sur une pile de linge dans la cuisine, les stalactites de glace qu’elle avait décrochés de la gouttière pour que je les admire de près (surprise et déception de les voir fondre si vite entre les mains)…

     Le chemin vers l’école était désormais plus long mais passait à proximité d’une friche qu’il était tentant de traverser pour diminuer le trajet. Un panneau mettait pourtant en garde contre le risque de chute dans des excavations cachées par les herbes et contre de possibles éboulis à l’intérieur d’une vieille fabrique désaffectée qui tombait en ruine. Un ancien atelier éclairé par une verrière trouée accueillait les gamins aventureux. Des poulies encore accrochées à des poutres métalliques grimaçaient comme des têtes de gargouilles. L’épaisseur de la couche de poussière qui recouvrait de vieux métiers abandonnés donnait une idée de ce que pouvait être l’éternité, tandis que leurs rouages compliqués déclenchaient des rêveries sans fin qui faisaient le charme et le mystère du lieu… En plein soleil, la vieille bâtisse avait presque l’air inoffensif. On venait y jouer et les garçons du quartier pêchaient de tout petits poissons, des épénoques, dans des bacs rongés par la rouille qui retenaient l’eau de pluie. Mais à la tombée de la nuit, la vapeur blanche qui montait du sol, le silence interrompu par des bruits d’origine obscure et des craquements divers, le vol noir et lourd des hiboux qui s’envolaient du conduit des cheminées, donnaient souvent la chair de poule, et l’appréhension d’un face à face avec des êtres maléfiques faisait préférer le long détour par les rues de la ville…

     Souffle du train entre les barrières abaissées du passage à niveau qui traverse la route nationale, rugissement des moteurs dans la file des voitures au moment où elles redémarrent, bruit métallique du loquet soulevé pour ouvrir le portillon, grincement des gonds, léger frisson quand les pieds se posent sur les rails, les vibrations du convoi sont encore perceptibles!… La ville est menaçante, la vie dépend en permanence d’une erreur d’évaluation, d’une faute d’inattention!… Klaxons, panneaux, flèches, clous pour traverser, feu rouge, feu vert, signaux de toutes sortes pour codifier une mise en scène chorégraphique millimétrée qui n’accorde qu’un temps bref et précis à chaque geste de l’automobiliste, du cycliste, du piéton, du marchand des quatre saisons, du livreur, du dépanneur ou du déménageur, chacun à son tour, s’il-vous-plaît, dans le respect des règles et de la discipline!… Ballet permanent de la circulation, coups de sifflet, gestuelle en gants blancs, jouer le jeu, jouer, happer les images et les sons, entendre, voir, sentir et s’arrêter de respirer devant un autobus qui ouvre ses portes en dégageant une odeur de diesel, tenter de se boucher les oreilles au passage d’une mobylette pétaradante, discerner le chuintement de la roue d’un cycliste sur le macadam lisse, s’amuser du cliquetis des bouteilles de bière brinquebalantes sur les pavés inégaux, se laisser surprendre par le calme presque religieux et la fraîcheur d’église du magasin de légumes, s’étonner du vocabulaire étrange utilisé par le marchand pour répondre aux clientes, voir surgir les jardins maraîchers des mots qu’il prononce, ressentir l’effet bienfaisant de ce havre de paix bucolique, admirer la profusion et la beauté des cueillettes, s’abîmer dans la contemplation des différentes variétés de légumes secs contenus dans de grands sacs de jute qui débordent sur le sol, les imaginer dans la cale d’un navire, se prendre pour un mousse, un marin ou plutôt un capitaine de vaisseau, se laisser enivrer par l’odeur des épices, donner l’ordre de larguer les amarres et de hisser les voiles, prendre le large, cap sur les Indes!…

     Au loin, les boutons bien astiqués de la vareuse du vieux marinier Nestor resplendissent et envoient des reflets, il fume la pipe devant chez lui. Les portes des maisons sont ouvertes, il fait beau, c’est l’été. Une voisine a changé de trottoir pour s’installer du côté ensoleillé. Elle épie les faits et gestes de chacun tout en tricotant. Quand on rentre des courses ou de l’école, en fin d’après-midi, l’alignement des chaises contre les façades accueille presque tous les habitants de la rue! On les salue un à un avant de rentrer chez soi, même si les sacs sont lourds et les pensées rêveuses… Impossible de ne pas admirer la Vespa du grand Bruno qui tire sur une cigarette pendant que sa sœur prend un bain de soleil (elle déplace son siège à chaque fois que l’ombre avance) ! Leur petit frère joue au ballon et se fait réprimander parce qu’il vise dans les pieds, les tricots ou les journaux… Souvent, une discussion s’amorce entre les personnes assises et celles qui passent. On demande aux enfants s’ils ont bien travaillé à l’école et s’ils ont été sages, aux adultes si leur santé est bonne et si toute la famille va bien. Tout le monde parle à voix haute, mais certains plus fort que d’autres. Des plaisanteries sont lancées à la cantonade, les rires se partagent…

Construire une ville avec des mots

En participant à l’atelier d’écriture de l’été 2018

de François Bon sur son site Le Tiers Livre

mes contributions

suite

     Et l’on verrait ce trou dans la palissade, comme un oeil qui espionnerait les personnages de ce film imaginaire… les fines nervures des planches usées et disjointes… leur aspect grisâtre mais légèrement argenté sous le soleil… l’ombre dentelée du lilas sur le sol… la petite barrière, au fond, qui s’ouvre sur un étroit chemin couvert d’herbes folles… et ce qu’il reste du terrain vague sur lequel les maisons neuves ont été construites, un petit monde sauvage peuplé de coccinelles et d’escargots, oublié dans ce pli de la ville, à la lisière du faubourg…

     Sur le grand écran, au cinéma, on remarquerait à peine, vue du ciel, cette pliure séparant ce qui paraissait être un nouveau monde du monde plus ancien dans lequel se trouvait la cour. D’un côté la rue Jean Moulin, de l’autre, la rue Auguste et Michel Mahieu. Un plan rapproché permettrait de lire les noms de ces héros des deux guerres mondiales gravés successivement par la ville reconnaissante sur des écriteaux bleus. Puis la caméra reprendrait de la hauteur pour embrasser du même coup d’œil la dizaine de rues autour desquelles s’organise encore la vie dans le quartier, de part et d’autre de l’axe de la rue des Murets qui délimite le territoire de la ville de celui de la commune voisine où les enfants vont à l’école Jean Jacob, rue Ferrer, juste après la rue Victor Hugo. En sens inverse, c’est la figure tutélaire de Jean Jaurès qui conduit les pas vers le centre-ville. A mi-chemin, les courses de la vie quotidienne se faisaient parfois place Chanzy, dans les magasins de la rue des Déportés, mais se limitaient le plus souvent à des commerces plus proches, une épicerie et une boulangerie situées face à face au coin de la rue, ainsi qu’une boucherie installée à peine un peu plus loin, rue du Chevalier de la Barre… Si la caméra survolait de plus haut encore l’ensemble de la ville, on apercevrait vers l’Est la gare SNCF dans le quartier Saint-Roch, et, vers l’Ouest, le cimetière du Bizet près de la frontière belge; le film évoquerait des voyages et pleurerait des morts…

     Il fallait prendre un raccourci. On disait que l’endroit pouvait être dangereux. Il y avait encore tellement de friches! Elle avait entendu parler d’un théâtre. Les habitants de la ville s’y rendaient avant la guerre, mais laquelle?… Un premier théâtre avait peut-être été démoli puis reconstruit entre les deux guerres avant d’être de nouveau démoli et jamais plus reconstruit par la suite. Il aurait été remplacé par un autre bâtiment public, sans doute la poste principale située entre la piscine et la gare, ou la piscine elle-même, mais il lui semblait que celle-ci était ancienne, la municipalité socialiste avait été l’une des premières à doter la ville d’un équipement de bains-douches avec un bassin de natation, le théâtre devait pourtant se trouver dans ce secteur, il aurait été pilonné par les bombardements comme toutes les constructions situées près de la gare, en laissant un trou béant… Elle en avait entendu parler autrefois et conservait dans sa mémoire l’empreinte de paroles prononcées d’un ton si particulier qu’elles avaient ouvert en elle une sorte de brèche et laissé durablement une impression étrange… Imaginer le public monter les marches d’un théâtre qui n’existe plus, croire entendre le brouhaha des conversations de jadis et le grincement des fauteuils, puis les trois coups, faire le geste de lever la tête vers les dorures du plafond et le grand lustre au moment où il s’éteint, ce saut dans un passé qui n’était pas le sien mais celui des générations précédentes lui avait été rendu possible au cinéma, à un âge où elle n’avait pas encore eu l’occasion d’assister à une représentation théâtrale, et quand elle se redressait sur son siège pour mieux apercevoir l’écran ou se contorsionnait pour faufiler son regard dans les interstices laissés libres par le dos trop large des adultes placés devant elle, les salles de cinéma de son enfance lui avaient donné une idée de ce que pouvait être le théâtre. Mais, paradoxalement, le Théâtre de la Ville n’avait sans doute pas été reconstruit après la guerre parce que les petites salles de cinéma essaimées dans la commune l’avaient rendu inutile et obsolète…

     Un goût d’aventure, des peurs enfantines et l’audace de braver des interdits, une masure devant laquelle il fallait passer en courant pour échapper à la colère d’une vieille femme à la réputation de sorcière enveloppée dans de longs cheveux blancs qui volaient au vent, les traces de pas gluantes sur les chemins boueux rendus glissants par la pluie, les ombres qui s’allongeaient sur le sol à la tombée du jour et que le soleil découpait comme des figurines, le théâtre de la vie se déroulait comme sur une scène, côté cour ou côté rue, et aussi sur les chemins de traverse. Côté cour, le travail était gigantesque et durerait des siècles! Elle avait vu les saisons se succéder sur le tas de briques, brûlantes sous le soleil, glacées par le gel, noyées par les orages… Les averses les faisaient miroiter et la neige les faisait disparaître. Une douceur blanche arrondissait les arêtes et métamorphosait l’aspect des ruines, dont l’amoncellement ne semblait plus provenir de la démolition d’une vieille cheminée d’usine mais du saccage d’un château-fort après le siège d’une armée ennemie. Le seigneur avait été fait prisonnier, il fallait le délivrer, le jeu pouvait durer des heures… Le jeu se jouait dans la tête plus que dans la cour et l’histoire imaginée continuait souvent de s’inventer derrière la vitre de la cuisine ruisselante de pluie, au son du clapotis des gouttes contre les carreaux de la fenêtre et des glouglous de l’eau qui s’écoulait dans le caniveau…

     Bruits de vaisselle par la fenêtre ouverte, paroles presque chuchotées, une voix tonitruante s’élève soudain, un journaliste commente les informations avec autorité, on vient d’allumer la radio pour les écouter, elles sont suivies d’une publicité pour un shampoing — Dop Dop Dop! — et maintenant c’est toc toc toc! une porte claque, un appel à peine audible venant de la rue passe par dessus le toit et atterrit dans la cour, on entend nettement le ronronnement d’un vélomoteur puis c’est le silence, rompu par le tic tic régulier du burin qui décolle de la brique les restes de ciment, ou par le bang d’un avion qui passe le mur du son très haut dans le ciel, la rêverie prend l’air et se perd dans les airs, la ménagère dans la cuisine se met à fredonner un air connu, sans doute une chanson d’Edith Piaf, un moineau pépie au bord du toit, tout est calme… mais voici le vrombissement agaçant d’une mouche ou d’une abeille, il faut se défendre, se lever et la pourchasser, bruit mat du burin qui tombe sur la terre battue, la brique en cours de nettoyage se casse, poussière rouge sur les mains, les bras font des moulinets, cavalcade et son des trompettes, les renforts mettent l’armée ennemie en déroute, nouvelle salve, le son de la trompette s’est rapproché, le marchand de glaces s’arrête d’abord à l’entrée de la rue puis vers le milieu et vers la fin, il arrive à la hauteur de la maison, on n’en achète pas, c’est trop cher, les mouches seront moins tentées de venir nous harceler…

     Le temps se dérègle, l’orage gronde, la caméra, ou plutôt le projecteur qui diffuse le film sur l’écran intérieur de la protagoniste se détraque, les images sautent ou se succèdent à un rythme saccadé qui empêche de voir clairement ce qu’elles devraient montrer, les yeux saisissent néanmoins un détail et s’embuent, le coeur se serre, le corps s’affole, la raison cherche à reprendre les commandes, on recule, on met à distance, on ne regarde que de très loin, on risque de nouveau un oeil sur le détail surgi dans la mémoire, collision du passé contre le présent, dérapage incontrôlé faute de conjugaison possible au temps composé de la présence-absence, tout se passait pourtant bien, les souvenirs se rangeaient sans histoires dans les tiroirs de la mémoire, mais une collusion d’images et de sons a déclenché de façon inattendue la trappe à émotion, une mouche a bourdonné, un marchand de glaces a klaxonné, on a appelé l’enfant dans la cour, la voix a traversé l’espace-temps, l’enfant l’a entendue à l’autre bout de sa vie, si réelle et familière qu’elle en a été bouleversée, et d’autres souvenirs associés ont ressurgi, l’inquiétude de la voix, les visites inhabituelles de certaines personnes, elle savait tout cela bien évidemment, comment aurait-elle pu l’oublier?… mais elle avait gommé les faits, arrondi les angles, atténué ou supprimé certains traits de son paysage mental, restés pourtant enfouis au plus profond de sa mémoire et qui ressortaient subitement à l’air libre, comme après une fouille archéologique…

     Ruines, décombres, briques, odeur de poussière, pièce close jamais aérée dans laquelle finissait de vivre une vieille femme qui restait muette devant les visiteurs du dimanche, tristesse du monde tout entière ramassée dans la pénombre de cette chambre qui ressemblait à un tombeau, soulagement de se retrouver dans la rue et de sentir le vent dans les cheveux, la solidité du sol sous les pas, la chaleur d’une main pour continuer ensemble le chemin, miettes restées dans la bouche d’un sablé mal dégluti que la politesse avait obligé de prélever dans une assiette grise où devait séjourner, entre deux visites, une poignée de biscuits bon marché sortis d’une boîte en carton qui avait pris l’humidité, pluie bienvenue pour laver le visage et les yeux de ce qu’ils avaient vu, désir d’opacité entre le monde et soi, rideau, la pièce est trop mal engagée!… La nuit tombe vite en hiver et la lumière pingre des réverbères éclaire mal les pieds qui avancent lentement sur le trottoir. Les vitrines des magasins trouent agréablement l’obscurité en proposant aux passants le spectacle distrayant et gratuit de leurs étalages. Au loin, en se rapprochant de la Grand’Place, on entend les flonflons d’un manège. La famille entrera probablement dans un café. L’atmosphère chaleureuse du lieu chassera les pensées sombres, le goût de moisissure du sablé cédera la place à la saveur amère de la bière qui accompagnera un cornet de frites. Demain sera un autre jour…