ailleurs

Un espion venu du froid

Nous étions si fragiles…

    Les déclarations étranges de Martens, son comportement décalé, la capacité qu’il avait de s’abstraire subitement d’une conversation comme s’il s’envolait dans un ailleurs inconnu à des années-lumière de notre monde, permettaient de brosser un portrait de lui qui ressemblait fortement à celui d’un extra-terrestre, et certains médias friands de sensationnel n’avaient pas hésité à en faire effectivement un espion venu du froid des grandes profondeurs galactiques, franchissant ainsi le pas, pour le plus grand plaisir de leurs lecteurs avides d’histoires qui les sortaient d’un quotidien morne et triste, de la science-fiction… Pour ma part, j’avais forgé quelques hypothèses moins farfelues mais in fine non moins étonnantes que Jean-François avait balayées d’un immense éclat de rire quand j’avais essayé de lui faire partager les éléments sur lesquels reposait ma réflexion quant à ce mystérieux pays d’où venait Martens… Il n’empêche, tout aussi incroyable que cela puisse paraître, il n’est pas impossible que… mais peut-être Jean-François avait-t-il par la suite exploré cette piste sans m’en parler (secret défense!) ?… J’ai sans doute rêvé toute cette histoire, le charme de Martens aurait opéré sur moi une sorte de fascination capable de donner vie à des simulacres et de faire émerger du néant des mondes fantasmagoriques? Etrange pouvoir de la séduction exercée par un homme particulièrement beau que les foules ne parvenaient pas à diaboliser malgré les circonstances de son arrestation?… D’une certaine façon, nous étions tous fous… embarqués dans la machine infernale d’un monde détraqué dont plus personne n’était capable de tenir la barre! Les mêmes postures et les mêmes impostures issues d’une Matrice dont plus personne ne connaissait l’origine se dupliquaient à l’infini d’un bout à l’autre de la planète en engendrant partout le même type de réponse surréaliste à des situations réelles qui confinaient au désastre! La Parole de la pensée Unique diffusait ses drogues anesthésiantes dans le corps entier de l’Humanité qui ne trouvait plus en elle assez de force pour lutter contre son anéantissement…

Fausses notes

Atelier d’hiver de François Bon

Mes contributions

     Il ne rase pas les murs mais se fond en eux comme un passe-muraille. Il est invisible. Sa vie apparente est calée sur ses horaires de bureau. Petit fonctionnaire gris, a lâché un jour sa voisine moqueuse…Transparent, dénué d’ambitions!… Il est souvent pris pour un imbécile, le sait, mais n’en souffre que modérément. La vraie vie est ailleurs. Sa vie. Celle qu’il rêve de vivre à temps plein et non par intermittences, en dehors des horaires de bureau. La souffrance n’est pas dans le regard ironique ou méprisant des autres, mais dans ce décalage entre sa vie rêvée et les contours assez hideux de la réalité dont il se sent prisonnier. Il a heureusement développé la faculté précieuse, qui l’a jusqu’à présent sauvé des pires situations, de s’abstraire du monde qui l’enserre en s’enfuyant sur le premier nuage qui passe. De là-haut, le recul est saisissant. Plus rien n’a vraiment d’importance, ou si peu. Les préoccupations des uns ou des autres lui paraissent insignifiantes. La voisine gonflée de prétention n’occupe pas plus d’espace qu’une fourmi. Sur son nuage, il oublie le monde et se sent non pas heureux (le bonheur lui semble incongru) mais en paix avec lui-même. Des mots se forment alors dans le vide de son esprit. Il les entend en même temps qu’il les voit, et les regarde s’assembler en phrases qui se défont à peine écrites comme les fausses notes d’une mauvaise musique. Il voudrait écrire comme Proust ou comme Melville. La tâche est évidemment impossible, ou absurde. Il sent pourtant en lui une parenté certaine, bien qu’étrange, avec les personnes qui se cachent derrière ces noms d’écrivains… Les microgrammes de Walser, les tropismes de Nathalie Sarraute, n’ont de cesse de lui montrer un chemin d’écriture… Son attirance pour le minuscule ou l’insignifiant pourrait le détourner du parisianisme et des fastes mondains de la Recherche, mais elle le tient par l’enfance du narrateur, l’impondérable d’une odeur ou d’une saveur, l’équilibre fragile des réminiscences, les mille et unes digressions de la phrase qui s’échappent vers une improbable destination, la poursuite rêveuse d’un temps hors du temps qui distille l’illusion que le temps perdu se rattrape, la vérité d’un monde immatériel auquel l’accès n’est possible qu’à travers l’expérience d’un temps retrouvé… Il laisse venir à lui des idées de romans ou de nouvelles qu’il ne se sent pas capable de développer, n’écrit que de tout petits textes qui ressemblent à des poèmes, tente d’exprimer la quintessence de ses états d’âme, sensations ou réflexions en faisant confiance aux premiers mots que l’inspiration lui souffle, n’atteint jamais l’intensité et la précision qu’il souhaite, bute obstinément contre l’obstacle qui sépare le langage de ce qu’il cherche à dire au plus près de ce qu’il ressent, désespère d’y parvenir un jour, se découvre privé du don de l’écriture alors qu’il se sent écrivain au plus profond de lui-même…

Science-fiction

Page sombre

(Récit en cours d’écriture)

     Les déclarations étranges de Martin, son comportement décalé, la capacité qu’il avait de s’abstraire subitement d’une conversation comme s’il s’envolait dans un ailleurs inconnu à des années-lumière de notre monde, permettaient de brosser un portrait de lui qui ressemblait fortement à celui d’un extra-terrestre, et certains médias friands de sensationnel n’avaient pas hésité à en faire effectivement un espion venu du froid des grandes profondeurs galactiques, franchissant ainsi le pas, pour le plus grand plaisir de leurs lecteurs avides d’histoires qui les sortaient d’un quotidien morne et triste, de la science-fiction… Pour ma part, j’avais forgé quelques hypothèses moins farfelues mais in fine non moins étonnantes que Jean-François avait balayées d’un immense éclat de rire quand j’avais essayé de lui faire partager les éléments sur lesquels reposait ma réflexion quant à ce mystérieux pays d’où venait Martin… Il n’empêche, tout aussi incroyable que cela puisse paraître, il n’est pas impossible que… mais peut-être Jean-François avait-t-il par la suite exploré cette piste sans m’en parler (secret défense!) ?… J’ai sans doute rêvé toute cette histoire, le charme de Martin aurait opéré sur moi une sorte de fascination capable de donner vie à des simulacres et de faire émerger du néant des mondes fantasmagoriques? Etrange pouvoir de la séduction exercée par un homme particulièrement beau que les foules ne parvenaient pas à diaboliser malgré les circonstances de son arrestation?… D’une certaine façon, nous étions tous fous… embarqués dans la machine infernale d’un monde détraqué dont plus personne n’était capable de tenir la barre! Les mêmes postures et les mêmes impostures issues d’une Matrice dont plus personne ne connaissait l’origine se dupliquaient à l’infini d’un bout à l’autre de la planète en engendrant partout le même type de réponse surréaliste à des situations réelles qui confinaient au désastre! La Parole de la pensée Unique diffusait ses drogues anesthésiantes dans le corps de l’Humanité qui ne trouvait plus en elle assez de force pour lutter contre son anéantissement…

     Ecrit depuis l’avenir

     2064

Le joueur initial

par ALAIN KEWES, A l’oeil nu – Revue Décharge n° 167- septembre 2015

De Françoise Gérard, on avait bien aimé Le dernier mot d’elle paru en 2003. Elle revient ici avec un récit constitué de petites touches de souvenirs d’enfance et d’adolescence, reliées entre elles par l’image du jokari, ce jeu auquel la narratrice aimait s’adonner, enfant, dans les rues de la petite ville du nord où elle a grandi. Le jokari, c’est l’art de se projeter dans le monde, l’art d’être au centre et d’aller voir ailleurs si l’on y est, l’art d’élargir l’espace autour de soi, à mesure que passent les années, de la maison à l’école, de l’école au collège, au lycée, à la fac, ajoutant chaque fois quelques kilomètres. La construction de ce récit fragmenté est d’ailleurs très topologique, véritable géométrie autobiographique : « ma vie s’était organisée en compartiments (…) j’avais à ma disposition la base d’un triangle dont les sommets pouvaient être notés par les points A, H et L. J’aimais marcher le long du petit côté AH quand je revenais de L. » A chaque instant la narratrice prend soin de se situer dans un espace quadrillé de rues, paysage pauvre sans être miséreux, dans lequel sa vie a été une série de trajectoires, de force centripète (de la banlieue vers le centre-ville), d’explorations non dénuées de risques, comme la balle du jokari se prend parfois dans un élément du décor dont il faut aller la décrocher. Car si, autre jeu, la narratrice aurait adoré avoir cette machine à faire des bulles avec de l’eau et du savon, ces bulles qui s’élèvent et s’échappent, l’accessoire aura toujours paru « trop cher pour ce que c’est » à ses parents. Un patchwork habile, original et sensible, dont la fin n’oublie pas de résoudre l’énigme du titre: pourquoi LE joueur initial?

A_Kewes_Decharge_n167_Sept2015

La Chambre d’échos

Gerard_Enfance_Coul_01

Volatilité

Elle n’avait pas envie de se battre. Elle aurait voulu pouvoir se nicher dans un pli de la terre ou l’anfractuosité d’une roche, et de là, de cet abri, contempler la splendeur, la magnificence de l’univers – sa face claire -, ne faire qu’un avec le sol et le ciel, en ressentir, en écouter les accords, vivre de cette harmonie et n’avoir aucun autre désir… En Ecosse, l’été d’avant, dans cet univers enveloppé de brume aux contours aussi flous que sa vie, coupée du reste du monde, elle avait connu des moments si intenses qu’elle avait pensé approcher de sa vérité… Elle avait fait quelques rencontres. Un pêcheur, un berger, une touriste américaine égarée, un routard… Le pêcheur ou le berger n’avaient pas à justifier de leur vie, leur existence avait le poids, la consistance, l’épaisseur de leur rapport à l’océan ou à la terre, sans médiation, sans intermédiaire. Les autres, le routard, l’américaine, elle-même, flottaient dans le paysage, superflus, vacants, inutiles. Ils pouvaient être là ou ailleurs, cela n’avait aucune importance, et rien ni personne ne les réclamait…

L’avenir improbable

Brisure

Il y avait eu cet éclair, ce déchirement dans un ciel clair, ce coup de tonnerre inattendu et terrifiant, et ce tremblement de la terre, les murs qui s’écroulaient, l’enveloppe de la vie qui s’éventrait… Quelques paroles, comme les trompettes de Jéricho. Quelques paroles avaient levé le voile sur un champ de ruines qui s’étaient sournoisement amoncelées derrière le mirage d’une existence apparemment intacte, mais qui n’avait déjà plus que l’épaisseur, la consistance d’un décor… Le compte à rebours avait commencé, le même pour tous les êtres vivants, mais pour Marie, il s’était brusquement accéléré… Quelques paroles s’étaient intercalées entre leurs deux vies, entre le côté pile et le côté face, sur une ligne de crête ou de creux entre le ciel et la terre, entre rêve et réalité, entre souvenir et avenir aux routes pareillement barrées, un espace si ténu, si improbable et si difficile à occuper, entre le tain de la glace et la vitre brisée… Quelques paroles prises dans la glace d’une banquise inconnue, que nulle carte ne mentionnait à cet endroit-là, pas à ce moment-là, pas de cette façon-là, de cette manière fourbe et brutale, déloyale et insupportable… Mais il y avait aussi cette autre glaciation plus ancienne, aussi lointaine et enfouie que le plus reculé, le plus profond de sa mémoire, et peut-être même au-delà encore… Il y avait ce froid dans le coeur depuis presque toujours, la marque déjà gravée de l’absence, le début d’une attente sans fin, la faim, la privation d’une substance primordiale et introuvable, qu’il fallait chercher dans l’ailleurs…

L’avenir improbable