herbe

Zadiste

    Notre petite communauté est traversée par les clivages qui fractionnaient le monde depuis longtemps avant le début des grandes catastrophes. Dans cette vie antérieure qui était encore la nôtre quelques mois plus tôt, Sylvain avait été un Zadiste (on avait gardé ce terme depuis une lutte retentissante contre la construction d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes) qui militait par l’exemple en cultivant son jardin – celui de l’Humanité – sur des terres préemptées par les collectivités publiques pour de grands projets que les écologistes jugeaient inutiles et néfastes pour la planète, c’est-à-dire, plus exactement, nuisibles à la vie, porteurs de mort. Il ne s’agissait pas seulement de protéger des espèces végétales et animales, quelques petites herbes ou bestioles comme on dirait des babioles! L’enjeu de ces luttes environnementales, qui avaient été initiées par les premiers militants verts dès la fin du vingtième siècle, était de protéger la vie, d’assurer la survie de l’espèce humaine. Evidemment, les tenants du productivisme, dont l’intérêt immédiat, pour des raisons diverses, était que rien ne change, avaient eu beau jeu de les accuser de catastrophisme, et les caricatures, hélas, avaient eu la vie dure! Du bobo parisien, hippie, éleveur de chèvres dans le massif central, à l’activiste révolutionnaire cagoulé des grandes manifestations altermondialistes, puis du zadiste embusqué fomenteur de troubles à l’ordre public, les images véhiculées par les médias et les partis politiques traditionnels de ces hommes et de ces femmes sincères qui avaient seulement eu le tort d’être plus lucides que leurs contemporains, avaient toutes eu en commun le dessein de discréditer les messages alarmants qu’ils lançaient à l’opinion, d’abord en les ridiculisant, puis, jouant sur les peurs, en les faisant passer pour des quasi terroristes…

Présent et passé superposé

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Des carrés de champs, une route, une voie ferrée, au loin le clocher d’une église… une ligne de peupliers, un canal, une écluse… un beffroi qui domine un centre-ville… des piétons immobiles devant des vitrines de magasins… des voitures arrêtées à des feux rouges, des vélos qui zigzaguent… des étals colorés sur la place d’un marché, une foule bigarrée, une ambiance de kermesse… l’envol d’un ballon rouge au bout d’une ficelle tirée par un enfant… la cour d’une maison, un amas de briques, un lilas blanc… une rue de l’Octroi, une rue du Souvenir, une rue des Soupirs… la vitesse des véhicules sur une route nationale… la lenteur d’une péniche entre les berges d’un canal… des rues étroites et sombres, plus claires et plus larges à mesure qu’elles se rapprochent d’un centre… des rues comme des couloirs, des rues-couloirs qui desservent une multitude de portes… un entrelacs de rues parcourues en tous sens par une foule de passants… des portes qui ouvrent ou se ferment sur des lieux publics ou des espaces privés dans un labyrinthe de rues-couloirs… des scènes de rue, des scènes de vie, de la vie dans la ville… un nombre incalculable de pas et d’innombrables portes franchies de rue en rue à travers la ville comme dans un décor de théâtre… des portes en trompe-l’œil, des miroirs, des reflets, des images de reflets, des souvenirs d’images, des reflets de souvenirs, des images de bric et de broc, des souvenirs de briques… l’image de la ligne des toits d’une ville reconnaissable de très loin sur les chemins de campagne à ses nombreuses et très hautes cheminées d’usines de filature et de tissage… l’image de la même ville aplatie et fondue dans le paysage après la disparition de presque toutes les usines et la démolition de leurs cheminées…

     Avoir un peu d’espace, s’évader de l’enfilade des rues-couloirs de la ville, prendre du champ, marcher sur les chemins verts sans l’obstacle systématique d’une chaussée à traverser en guettant le moment propice pour la franchir au milieu du flux de la circulation, contempler le paysage et le ciel sans la barrière des murs qui cachent l’horizon, respirer l’air à pleins poumons sans les relents de gaz ou de diesel lâchés par les pots d’échappement, écouter le silence devenu possible à l’écart de tous les bruits de la ville, s’asseoir sur l’herbe d’un talus et manger tranquillement les tartines de son goûter sans autre invitation ni interdiction, se sentir merveilleusement apaisé-e par le chant des oiseaux, leur laisser quelques miettes pour engager un début de relation, prendre la mesure du temps qui passe en apercevant au loin le clocher de l’église du quartier qui abrite les souvenirs des premières années de l’enfance, apercevoir de l’autre côté le beffroi de la ville où la vie se passe désormais, tirer un trait fictif de l’un à l’autre dans le ciel bleu de ce jour-là, essayer d’entrevoir l’avenir mais pas trop, risque de nuages!…

     Liberté perdue de ce temps perdu dans un espace qui n’existe plus!… Les rues-couloirs ont gagné du terrain. Les friches et les terrains vagues disponibles n’ont pas suffi à épuiser les projets immobiliers que les promoteurs et la municipalité avaient dans leurs cartons. Les faubourgs des communes voisines ont fini par renoncer à garder leurs distances. Les parcelles agricoles qui les séparaient autrefois de la ville se sont couvertes de lotissements ou d’immeubles d’habitation, les quartiers périphériques se sont rejoints. La pression foncière, en mitant la campagne, a peu à peu tissé une nouvelle ville tentaculaire autour de l’agglomération primitive absorbée par les nouveaux quartiers. Des constructions aussi hautes que le beffroi ont fait disparaître le signal emblématique de la ville dans la masse compacte des bâtiments. En se densifiant, la ville s’est épaissie mais a perdu de la verticalité. La mémoire ne reconnaît plus ni ses contours ni le paysage dans lequel elle s’insérait. Les champs ont disparu. Avec eux, les échappées visuelles possibles vers le clocher qui évoque les lieux des premiers souvenirs. La ligne de chemin de fer que suivait le chemin vert a été désaffectée. Plus personne ne marche le long de cette voie en espérant entendre le sifflement d’une locomotive qui annoncerait le passage d’un train de voyageurs. Sur le talus qui séparait le chemin vert d’un fossé, plus personne ne s’arrête pour regarder défiler les wagons de ce train imaginaire et tenter d’apercevoir les bustes à travers les vitres de leurs fenêtres…

Reflets en abyme

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Souvenirs en miettes miettes de souvenirs dans la nappe repliée sol soleil fenêtre fête l’été entre par la fenêtre éclats de la lumière étalée sur le sol on lui avait dit oh le beau jour bleu le ciel tout près de la rivière une nappe blanche sur l’herbe verte ondulations comme une vague le rectangle de la nappe comme un radeau hissez haut! cap sur la joie! le quotidien gris s’était envolé la sirène n’était pas celle de l’usine mais d’un bateau les marins sont des ouvriers qui rament la mer est calme la mère est belle le père sort de l’usine ou du port on attend qu’il arrive à bord le goûter est posé sur la nappe des gouttes tombent gronde l’orage le pique-nique est un naufrage

     Le cours de la rivière a été détourné et l’usine de tissage n’existe plus, mais la ville résonne encore de tous les cris lancés au fil du temps par les ouvriers qui n’ont pas cessé de manifester, depuis la création des premiers ateliers de l’industrie textile dans la Cité de la Toile, pour obtenir des salaires plus élevés! La voix de Jean Jaurès, venu soutenir la grande grève de 1903, résonnait encore dans la mémoire familiale qui se souvenait des coups de feu tirés par les gardes mobiles à cheval et de la répression féroce exigée de l’Etat par le patronat… Le vieil homme ne comprenait pas. Pourquoi refuser quelques centimes de plus par heure quand les profits étaient aussi manifestement colossaux, comme en témoignaient les châteaux ou les palais modernes de la bourgeoisie locale?… Même un bourgeois ne pouvait porter à la fois qu’un seul manteau!…

     Les rouleaux de bâche ne sont plus chargés sur les péniches depuis longtemps, mais la rue s’appelle toujours « Quai de… »! « Quai de Beauvais »… Même sur le canal creusé à l’écart du centre, les péniches se font rares… Suivre le chemin de halage, arriver à l’écluse, entendre le grondement de l’eau bouillonnante, se sentir saisie alors avec une force inattendue par le souvenir de la peur, en traversant le pont dans la nuit noire, d’être engloutie par les reflets mouvants des eaux profondes!… Cette peur archaïque qui remontait du plus profond d’elle-même était-elle antérieure ou postérieure à l’autre?… quand, pour la première fois, elle avait découvert la mer, les vagues?… le vent faisait tourbillonner les grains de sable qui frappaient le visage et soudain, cette impression atroce d’être aspirée par le sol dans le sable mouillé!… Comment exprimer l’horreur ressentie cette autre fois –elle était à peine plus grande — quand, en une fraction de seconde, alors que la vie toute neuve avait le goût du paradis — il faisait beau, la famille profitait de quelques jours de congé payé — une pierre glissante sur le bord de la berge l’avait fait basculer dans l’eau hypocrite du canal qui miroitait paisiblement sous le soleil?… Stop! arrêter la projection du film!… ce déroulement sans fin des images qui s’interpellent!… craindre les tourbillons de la mémoire… reprendre, peut-être, un peu plus loin?…

     Les images s’interpellent dans le train de la mémoire comme un film le train des images file à toute vitesse derrière les vitres propulsées à la vitesse de la lumière les images des souvenirs glissent dans le train qui ne ralentit pas malgré les pierres glissantes sur les berges du canal les souvenirs sont canalisés cannibalisés entre les balises rails entre lesquels entre lesquelles circulent aller retour plusieurs fois par jour la nuit aussi les images sont en ruine le patron de l’usine aurait été ruiné le pauvre pas de pitié pour l’ouvrier toutes ces ruines dans la ville détruite qui crie le sifflement des bombes le sifflement du train la sirène de l’usine le bruit des bottes obéir se contenter de peu courber l’échine la Chine au loin dans le lointain l’Orient-Express voyage dans la nuit des Déportés trépidation des wagons sur les rails crissant dans la nuit les mots galopent et les phrases déraillent troupes de mots à l’assaut de silhouettes rayées effacées de l’écriteau de la mémoire l’écriteau bleu de la rue des Déportés quand les enfants qui apprennent à lire ignorent le sens le sang des mots épouvante de la révélation quand tombe le voile des mots qui rendent fou!… la locomotive s’emballe les images s’entrechoquent choc de la chute dans l’eau froide du canal froide comme la mort froide comme les mots privés de r privés de rire ou de raison privés de rire sans raison sur les rives du canal glissant qui piège les enfants !… le projecteur est tombé, le mécanisme s’est détraqué, les images ont perdu leur clarté, l’insouciance s’est envolée, l’histoire du film a sombré dans les décombres de la ville ravagée, on ne peut plus, comme avant, comme si rien ne s’était passé, partir et revenir, courir, rire et pleurer, pleurer de rire ou rire à en pleurer, actions simples au passé simple d’un bel été!… il faut tout oublier, tout effacer, laver, nettoyer et encore nettoyer, débarrasser de leur passé de cheminée toutes ces briques entassées dans la cour à l’ombre du lilas pour construire des murs tout neufs et refuser d’écouter les sirènes des usines!…

Se soustraire au temps

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Les cafés ont l’avantage de rompre l’isolement et d’ouvrir sur le monde tout en préservant l’intimité et le besoin de rester seul ou en compagnie de quelques personnes choisies avec lesquelles on se sent bien. L’espace du guéridon ou de la table, carrée, rectangulaire, métallique, en bois ou en plastique, peu importe, est un territoire à lui tout seul. Son périmètre est une frontière. Chacun le sait et respecte le territoire voisin. Au comptoir, le client n’est pas le même que dans la salle. Pressé, il avale son petit noir en quelques secondes, alcoolique, il préfère rester près de la bouteille pour que le verre vide se remplisse plus vite, bavard, il engage la conversation avec le cafetier, tourne la tête à droite et à gauche, se retourne, s’adresse à la cantonade… Dans la salle, le client solitaire lit son journal ou fait des mots croisés, d’autres arrivent en groupe et se manifestent bruyamment. Les habitué-e-s de la catégorie des client-e-s solitaires au long cours qui s’installent durablement choisissent toujours la même table et se troublent — micro-drame!… — quand elle est occupée, la préfèrent loin de la porte pour échapper aux courants d’air et suffisamment à l’écart pour mettre de la distance entre soi et les autres, mais à proximité d’une fenêtre de façon à profiter de la lumière du jour et du spectacle de la rue. Le temps, alors, se modifie. Sa perception s’allonge et s’allège…

     Les séjours dans la cour, à l’ombre du lilas, procuraient cette sensation agréable de se soustraire au temps, en se racontant, ou non, des histoires. Quand les mains étaient fatiguées de manier le burin et le marteau, elles s’arrêtaient d’elles-mêmes et l’oreille devenait attentive au bruissement des feuilles légèrement agitées par la brise. Tous les sens étaient en éveil, tandis que les pensées se concentraient sur le mystère blanc des fleurs du lilas triple. Pour se dégourdir les jambes, le chemin sur lequel ouvrait au fond de la cour une petite barrière vermoulue donnait accès à un petit (?) paradis qu’il était loisible d’explorer à l’infini. Petites pierres, cailloux, lézards et coccinelles, libellules, sauterelles, insectes et vers de terre, pissenlits, pâquerettes, boutons d’or, petites herbes au centre du chemin, grandes herbes sur les bords mêlées à des orties ou à des chardons qui, avec quelques guêpes, rendaient le paradis plus difficile d’accès, le chemin était un univers à part entière et faisait oublier le reste du monde… Mais on y faisait parfois aussi des rencontres. Un garçon à vélo passait en se moquant, la petite voisine qui venait d’emménager dans la maison neuve située en face de la cour regardait devant elle d’un air perdu…

     Mon ancienneté sur les lieux était toute relative car je n’avais pas vu les bulldozers déclarer la guerre aux monticules du terrain vague, je ne les avais pas vus avancer comme des chars en écrasant tout sur leur passage… La famille avait d’abord habité à Houplines, à deux rues de l’école Jean Jacob, qu’il était possible d’apercevoir de notre maison, au-delà des jardins ouvriers. Comme je n’avais pas changé d’école et que je retrouvais les lieux de mon ancienne vie presque chaque jour, je ne me sentais pas vraiment dépaysée. La césure était moins spatiale que temporelle. Le déménagement m’avait révélé à quel point j’avais grandi. J’avais laissé derrière moi les années de la toute petite enfance, je n’étais plus exactement la même. Cette variation de la perception de mon identité était troublante. Je découvrais que j’avais des souvenirs confus de réalités devenues inaccessibles, comme une petite vieille… les dessins et la couleur d’un carrelage enfermés dans une maison dont nous n’avions plus la clé, le sol cimenté de la courette sur lequel j’avais ramassé de la neige pour la première fois, une petite cabane que je m’étais fabriqué avec deux bouts de bois, la silhouette de ma mère penchée sur une pile de linge dans la cuisine, les stalactites de glace qu’elle avait décrochés de la gouttière pour que je les admire de près (surprise et déception de les voir fondre si vite entre les mains)…

     Le chemin vers l’école était désormais plus long mais passait à proximité d’une friche qu’il était tentant de traverser pour diminuer le trajet. Un panneau mettait pourtant en garde contre le risque de chute dans des excavations cachées par les herbes et contre de possibles éboulis à l’intérieur d’une vieille fabrique désaffectée qui tombait en ruine. Un ancien atelier éclairé par une verrière trouée accueillait les gamins aventureux. Des poulies encore accrochées à des poutres métalliques grimaçaient comme des têtes de gargouilles. L’épaisseur de la couche de poussière qui recouvrait de vieux métiers abandonnés donnait une idée de ce que pouvait être l’éternité, tandis que leurs rouages compliqués déclenchaient des rêveries sans fin qui faisaient le charme et le mystère du lieu… En plein soleil, la vieille bâtisse avait presque l’air inoffensif. On venait y jouer et les garçons du quartier pêchaient de tout petits poissons, des épénoques, dans des bacs rongés par la rouille qui retenaient l’eau de pluie. Mais à la tombée de la nuit, la vapeur blanche qui montait du sol, le silence interrompu par des bruits d’origine obscure et des craquements divers, le vol noir et lourd des hiboux qui s’envolaient du conduit des cheminées, donnaient souvent la chair de poule, et l’appréhension d’un face à face avec des êtres maléfiques faisait préférer le long détour par les rues de la ville…

     Souffle du train entre les barrières abaissées du passage à niveau qui traverse la route nationale, rugissement des moteurs dans la file des voitures au moment où elles redémarrent, bruit métallique du loquet soulevé pour ouvrir le portillon, grincement des gonds, léger frisson quand les pieds se posent sur les rails, les vibrations du convoi sont encore perceptibles!… La ville est menaçante, la vie dépend en permanence d’une erreur d’évaluation, d’une faute d’inattention!… Klaxons, panneaux, flèches, clous pour traverser, feu rouge, feu vert, signaux de toutes sortes pour codifier une mise en scène chorégraphique millimétrée qui n’accorde qu’un temps bref et précis à chaque geste de l’automobiliste, du cycliste, du piéton, du marchand des quatre saisons, du livreur, du dépanneur ou du déménageur, chacun à son tour, s’il-vous-plaît, dans le respect des règles et de la discipline!… Ballet permanent de la circulation, coups de sifflet, gestuelle en gants blancs, jouer le jeu, jouer, happer les images et les sons, entendre, voir, sentir et s’arrêter de respirer devant un autobus qui ouvre ses portes en dégageant une odeur de diesel, tenter de se boucher les oreilles au passage d’une mobylette pétaradante, discerner le chuintement de la roue d’un cycliste sur le macadam lisse, s’amuser du cliquetis des bouteilles de bière brinquebalantes sur les pavés inégaux, se laisser surprendre par le calme presque religieux et la fraîcheur d’église du magasin de légumes, s’étonner du vocabulaire étrange utilisé par le marchand pour répondre aux clientes, voir surgir les jardins maraîchers des mots qu’il prononce, ressentir l’effet bienfaisant de ce havre de paix bucolique, admirer la profusion et la beauté des cueillettes, s’abîmer dans la contemplation des différentes variétés de légumes secs contenus dans de grands sacs de jute qui débordent sur le sol, les imaginer dans la cale d’un navire, se prendre pour un mousse, un marin ou plutôt un capitaine de vaisseau, se laisser enivrer par l’odeur des épices, donner l’ordre de larguer les amarres et de hisser les voiles, prendre le large, cap sur les Indes!…

     Au loin, les boutons bien astiqués de la vareuse du vieux marinier Nestor resplendissent et envoient des reflets, il fume la pipe devant chez lui. Les portes des maisons sont ouvertes, il fait beau, c’est l’été. Une voisine a changé de trottoir pour s’installer du côté ensoleillé. Elle épie les faits et gestes de chacun tout en tricotant. Quand on rentre des courses ou de l’école, en fin d’après-midi, l’alignement des chaises contre les façades accueille presque tous les habitants de la rue! On les salue un à un avant de rentrer chez soi, même si les sacs sont lourds et les pensées rêveuses… Impossible de ne pas admirer la Vespa du grand Bruno qui tire sur une cigarette pendant que sa sœur prend un bain de soleil (elle déplace son siège à chaque fois que l’ombre avance) ! Leur petit frère joue au ballon et se fait réprimander parce qu’il vise dans les pieds, les tricots ou les journaux… Souvent, une discussion s’amorce entre les personnes assises et celles qui passent. On demande aux enfants s’ils ont bien travaillé à l’école et s’ils ont été sages, aux adultes si leur santé est bonne et si toute la famille va bien. Tout le monde parle à voix haute, mais certains plus fort que d’autres. Des plaisanteries sont lancées à la cantonade, les rires se partagent…

Film interdit sur écran intérieur

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

(suite)

     Les cafés ont l’avantage de rompre l’isolement et d’ouvrir sur le monde tout en préservant l’intimité et le besoin de rester seul ou en compagnie de quelques personnes choisies avec lesquelles on se sent bien. L’espace du guéridon ou de la table, carrée, rectangulaire, métallique, en bois ou en plastique, peu importe, est un territoire à lui tout seul. Son périmètre est une frontière. Chacun le sait et respecte le territoire voisin. Au comptoir, le client n’est pas le même que dans la salle. Pressé, il avale son petit noir en quelques secondes, alcoolique, il préfère rester près de la bouteille pour que le verre vide se remplisse plus vite, bavard, il engage la conversation avec le cafetier, tourne la tête à droite et à gauche, se retourne, s’adresse à la cantonade… Dans la salle, le client solitaire lit son journal ou fait des mots croisés, d’autres arrivent en groupe et se manifestent bruyamment. Les habitué-e-s de la catégorie des client-e-s solitaires au long cours qui s’installent durablement choisissent toujours la même table et se troublent — micro-drame!… — quand elle est occupée, la préfèrent loin de la porte pour échapper aux courants d’air et suffisamment à l’écart pour mettre de la distance entre soi et les autres, mais à proximité d’une fenêtre de façon à profiter de la lumière du jour et du spectacle de la rue. Le temps, alors, se modifie. Sa perception s’allonge et s’allège…

     Les séjours dans la cour, à l’ombre du lilas, procuraient cette sensation agréable de se soustraire au temps, en se racontant, ou non, des histoires. Quand les mains étaient fatiguées de manier le burin et le marteau, elles s’arrêtaient d’elles-mêmes et l’oreille devenait attentive au bruissement des feuilles légèrement agitées par la brise. Tous les sens étaient en éveil, tandis que les pensées se concentraient sur le mystère blanc des fleurs du lilas triple. Pour se dégourdir les jambes, le chemin sur lequel ouvrait au fond de la cour une petite barrière vermoulue donnait accès à un petit (?) paradis qu’il était loisible d’explorer à l’infini. Petites pierres, cailloux, lézards et coccinelles, libellules, sauterelles, insectes et vers de terre, pissenlits, pâquerettes, boutons d’or, petites herbes au centre du chemin, grandes herbes sur les bords mêlées à des orties ou à des chardons qui, avec quelques guêpes, rendaient le paradis plus difficile d’accès, le chemin était un univers à part entière et faisait oublier le reste du monde… Mais on y faisait parfois aussi des rencontres. Un garçon à vélo passait en se moquant, la petite voisine qui venait d’emménager dans la maison neuve située en face de la cour regardait devant elle d’un air perdu…

     Mon ancienneté sur les lieux était toute relative car je n’avais pas vu les bulldozers déclarer la guerre aux monticules du terrain vague, je ne les avais pas vus avancer comme des chars en écrasant tout sur leur passage… La famille avait d’abord habité à Houplines, à deux rues de l’école Jean Jacob, qu’il était possible d’apercevoir de notre maison, au-delà des jardins ouvriers. Comme je n’avais pas changé d’école et que je retrouvais les lieux de mon ancienne vie presque chaque jour, je ne me sentais pas vraiment dépaysée. La césure était moins spatiale que temporelle. Le déménagement m’avait révélé à quel point j’avais grandi. J’avais laissé derrière moi les années de la toute petite enfance, je n’étais plus exactement la même. Cette variation de la perception de mon identité était troublante. Je découvrais que j’avais des souvenirs confus de réalités devenues inaccessibles, comme une petite vieille… les dessins et la couleur d’un carrelage enfermés dans une maison dont nous n’avions plus la clé, le sol cimenté de la courette sur lequel j’avais ramassé de la neige pour la première fois, une petite cabane que je m’étais fabriqué avec deux bouts de bois, la silhouette de ma mère penchée sur une pile de linge dans la cuisine, les stalactites de glace qu’elle avait décrochés de la gouttière pour que je les admire de près (surprise et déception de les voir fondre si vite entre les mains)…

     Le chemin vers l’école était désormais plus long mais passait à proximité d’une friche qu’il était tentant de traverser pour diminuer le trajet. Un panneau mettait pourtant en garde contre le risque de chute dans des excavations cachées par les herbes et contre de possibles éboulis à l’intérieur d’une vieille fabrique désaffectée qui tombait en ruine. Un ancien atelier éclairé par une verrière trouée accueillait les gamins aventureux. Des poulies encore accrochées à des poutres métalliques grimaçaient comme des têtes de gargouilles. L’épaisseur de la couche de poussière qui recouvrait de vieux métiers abandonnés donnait une idée de ce que pouvait être l’éternité, tandis que leurs rouages compliqués déclenchaient des rêveries sans fin qui faisaient le charme et le mystère du lieu… En plein soleil, la vieille bâtisse avait presque l’air inoffensif. On venait y jouer et les garçons du quartier pêchaient de tout petits poissons, des épénoques, dans des bacs rongés par la rouille qui retenaient l’eau de pluie. Mais à la tombée de la nuit, la vapeur blanche qui montait du sol, le silence interrompu par des bruits d’origine obscure et des craquements divers, le vol noir et lourd des hiboux qui s’envolaient du conduit des cheminées, donnaient souvent la chair de poule, et l’appréhension d’un face à face avec des êtres maléfiques faisait préférer le long détour par les rues de la ville…

     Souffle du train entre les barrières abaissées du passage à niveau qui traverse la route nationale, rugissement des moteurs dans la file des voitures au moment où elles redémarrent, bruit métallique du loquet soulevé pour ouvrir le portillon, grincement des gonds, léger frisson quand les pieds se posent sur les rails, les vibrations du convoi sont encore perceptibles!… La ville est menaçante, la vie dépend en permanence d’une erreur d’évaluation, d’une faute d’inattention!… Klaxons, panneaux, flèches, clous pour traverser, feu rouge, feu vert, signaux de toutes sortes pour codifier une mise en scène chorégraphique millimétrée qui n’accorde qu’un temps bref et précis à chaque geste de l’automobiliste, du cycliste, du piéton, du marchand des quatre saisons, du livreur, du dépanneur ou du déménageur, chacun à son tour, s’il-vous-plaît, dans le respect des règles et de la discipline!… Ballet permanent de la circulation, coups de sifflet, gestuelle en gants blancs, jouer le jeu, jouer, happer les images et les sons, entendre, voir, sentir et s’arrêter de respirer devant un autobus qui ouvre ses portes en dégageant une odeur de diesel, tenter de se boucher les oreilles au passage d’une mobylette pétaradante, discerner le chuintement de la roue d’un cycliste sur le macadam lisse, s’amuser du cliquetis des bouteilles de bière brinquebalantes sur les pavés inégaux, se laisser surprendre par le calme presque religieux et la fraîcheur d’église du magasin de légumes, s’étonner du vocabulaire étrange utilisé par le marchand pour répondre aux clientes, voir surgir les jardins maraîchers des mots qu’il prononce, ressentir l’effet bienfaisant de ce havre de paix bucolique, admirer la profusion et la beauté des cueillettes, s’abîmer dans la contemplation des différentes variétés de légumes secs contenus dans de grands sacs de jute qui débordent sur le sol, les imaginer dans la cale d’un navire, se prendre pour un mousse, un marin ou plutôt un capitaine de vaisseau, se laisser enivrer par l’odeur des épices, donner l’ordre de larguer les amarres et de hisser les voiles, prendre le large, cap sur les Indes!…

     Au loin, les boutons bien astiqués de la vareuse du vieux marinier Nestor resplendissent et envoient des reflets, il fume la pipe devant chez lui. Les portes des maisons sont ouvertes, il fait beau, c’est l’été. Une voisine a changé de trottoir pour s’installer du côté ensoleillé. Elle épie les faits et gestes de chacun tout en tricotant. Quand on rentre des courses ou de l’école, en fin d’après-midi, l’alignement des chaises contre les façades accueille presque tous les habitants de la rue! On les salue un à un avant de rentrer chez soi, même si les sacs sont lourds et les pensées rêveuses… Impossible de ne pas admirer la Vespa du grand Bruno qui tire sur une cigarette pendant que sa sœur prend un bain de soleil (elle déplace son siège à chaque fois que l’ombre avance) ! Leur petit frère joue au ballon et se fait réprimander parce qu’il vise dans les pieds, les tricots ou les journaux… Souvent, une discussion s’amorce entre les personnes assises et celles qui passent. On demande aux enfants s’ils ont bien travaillé à l’école et s’ils ont été sages, aux adultes si leur santé est bonne et si toute la famille va bien. Tout le monde parle à voix haute, mais certains plus fort que d’autres. Des plaisanteries sont lancées à la cantonade, les rires se partagent…

Décompte

Trois brins d’herbe verte
entre deux cailloux blancs
sur le chemin noir

Un ange passe

Herbes

Légère ondulation de l’herbe
petite houle sur le champ de blé
souffle invisible du vent