césure

Film interdit sur écran intérieur

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

(suite)

     Les cafés ont l’avantage de rompre l’isolement et d’ouvrir sur le monde tout en préservant l’intimité et le besoin de rester seul ou en compagnie de quelques personnes choisies avec lesquelles on se sent bien. L’espace du guéridon ou de la table, carrée, rectangulaire, métallique, en bois ou en plastique, peu importe, est un territoire à lui tout seul. Son périmètre est une frontière. Chacun le sait et respecte le territoire voisin. Au comptoir, le client n’est pas le même que dans la salle. Pressé, il avale son petit noir en quelques secondes, alcoolique, il préfère rester près de la bouteille pour que le verre vide se remplisse plus vite, bavard, il engage la conversation avec le cafetier, tourne la tête à droite et à gauche, se retourne, s’adresse à la cantonade… Dans la salle, le client solitaire lit son journal ou fait des mots croisés, d’autres arrivent en groupe et se manifestent bruyamment. Les habitué-e-s de la catégorie des client-e-s solitaires au long cours qui s’installent durablement choisissent toujours la même table et se troublent — micro-drame!… — quand elle est occupée, la préfèrent loin de la porte pour échapper aux courants d’air et suffisamment à l’écart pour mettre de la distance entre soi et les autres, mais à proximité d’une fenêtre de façon à profiter de la lumière du jour et du spectacle de la rue. Le temps, alors, se modifie. Sa perception s’allonge et s’allège…

     Les séjours dans la cour, à l’ombre du lilas, procuraient cette sensation agréable de se soustraire au temps, en se racontant, ou non, des histoires. Quand les mains étaient fatiguées de manier le burin et le marteau, elles s’arrêtaient d’elles-mêmes et l’oreille devenait attentive au bruissement des feuilles légèrement agitées par la brise. Tous les sens étaient en éveil, tandis que les pensées se concentraient sur le mystère blanc des fleurs du lilas triple. Pour se dégourdir les jambes, le chemin sur lequel ouvrait au fond de la cour une petite barrière vermoulue donnait accès à un petit (?) paradis qu’il était loisible d’explorer à l’infini. Petites pierres, cailloux, lézards et coccinelles, libellules, sauterelles, insectes et vers de terre, pissenlits, pâquerettes, boutons d’or, petites herbes au centre du chemin, grandes herbes sur les bords mêlées à des orties ou à des chardons qui, avec quelques guêpes, rendaient le paradis plus difficile d’accès, le chemin était un univers à part entière et faisait oublier le reste du monde… Mais on y faisait parfois aussi des rencontres. Un garçon à vélo passait en se moquant, la petite voisine qui venait d’emménager dans la maison neuve située en face de la cour regardait devant elle d’un air perdu…

     Mon ancienneté sur les lieux était toute relative car je n’avais pas vu les bulldozers déclarer la guerre aux monticules du terrain vague, je ne les avais pas vus avancer comme des chars en écrasant tout sur leur passage… La famille avait d’abord habité à Houplines, à deux rues de l’école Jean Jacob, qu’il était possible d’apercevoir de notre maison, au-delà des jardins ouvriers. Comme je n’avais pas changé d’école et que je retrouvais les lieux de mon ancienne vie presque chaque jour, je ne me sentais pas vraiment dépaysée. La césure était moins spatiale que temporelle. Le déménagement m’avait révélé à quel point j’avais grandi. J’avais laissé derrière moi les années de la toute petite enfance, je n’étais plus exactement la même. Cette variation de la perception de mon identité était troublante. Je découvrais que j’avais des souvenirs confus de réalités devenues inaccessibles, comme une petite vieille… les dessins et la couleur d’un carrelage enfermés dans une maison dont nous n’avions plus la clé, le sol cimenté de la courette sur lequel j’avais ramassé de la neige pour la première fois, une petite cabane que je m’étais fabriqué avec deux bouts de bois, la silhouette de ma mère penchée sur une pile de linge dans la cuisine, les stalactites de glace qu’elle avait décrochés de la gouttière pour que je les admire de près (surprise et déception de les voir fondre si vite entre les mains)…

     Le chemin vers l’école était désormais plus long mais passait à proximité d’une friche qu’il était tentant de traverser pour diminuer le trajet. Un panneau mettait pourtant en garde contre le risque de chute dans des excavations cachées par les herbes et contre de possibles éboulis à l’intérieur d’une vieille fabrique désaffectée qui tombait en ruine. Un ancien atelier éclairé par une verrière trouée accueillait les gamins aventureux. Des poulies encore accrochées à des poutres métalliques grimaçaient comme des têtes de gargouilles. L’épaisseur de la couche de poussière qui recouvrait de vieux métiers abandonnés donnait une idée de ce que pouvait être l’éternité, tandis que leurs rouages compliqués déclenchaient des rêveries sans fin qui faisaient le charme et le mystère du lieu… En plein soleil, la vieille bâtisse avait presque l’air inoffensif. On venait y jouer et les garçons du quartier pêchaient de tout petits poissons, des épénoques, dans des bacs rongés par la rouille qui retenaient l’eau de pluie. Mais à la tombée de la nuit, la vapeur blanche qui montait du sol, le silence interrompu par des bruits d’origine obscure et des craquements divers, le vol noir et lourd des hiboux qui s’envolaient du conduit des cheminées, donnaient souvent la chair de poule, et l’appréhension d’un face à face avec des êtres maléfiques faisait préférer le long détour par les rues de la ville…

     Souffle du train entre les barrières abaissées du passage à niveau qui traverse la route nationale, rugissement des moteurs dans la file des voitures au moment où elles redémarrent, bruit métallique du loquet soulevé pour ouvrir le portillon, grincement des gonds, léger frisson quand les pieds se posent sur les rails, les vibrations du convoi sont encore perceptibles!… La ville est menaçante, la vie dépend en permanence d’une erreur d’évaluation, d’une faute d’inattention!… Klaxons, panneaux, flèches, clous pour traverser, feu rouge, feu vert, signaux de toutes sortes pour codifier une mise en scène chorégraphique millimétrée qui n’accorde qu’un temps bref et précis à chaque geste de l’automobiliste, du cycliste, du piéton, du marchand des quatre saisons, du livreur, du dépanneur ou du déménageur, chacun à son tour, s’il-vous-plaît, dans le respect des règles et de la discipline!… Ballet permanent de la circulation, coups de sifflet, gestuelle en gants blancs, jouer le jeu, jouer, happer les images et les sons, entendre, voir, sentir et s’arrêter de respirer devant un autobus qui ouvre ses portes en dégageant une odeur de diesel, tenter de se boucher les oreilles au passage d’une mobylette pétaradante, discerner le chuintement de la roue d’un cycliste sur le macadam lisse, s’amuser du cliquetis des bouteilles de bière brinquebalantes sur les pavés inégaux, se laisser surprendre par le calme presque religieux et la fraîcheur d’église du magasin de légumes, s’étonner du vocabulaire étrange utilisé par le marchand pour répondre aux clientes, voir surgir les jardins maraîchers des mots qu’il prononce, ressentir l’effet bienfaisant de ce havre de paix bucolique, admirer la profusion et la beauté des cueillettes, s’abîmer dans la contemplation des différentes variétés de légumes secs contenus dans de grands sacs de jute qui débordent sur le sol, les imaginer dans la cale d’un navire, se prendre pour un mousse, un marin ou plutôt un capitaine de vaisseau, se laisser enivrer par l’odeur des épices, donner l’ordre de larguer les amarres et de hisser les voiles, prendre le large, cap sur les Indes!…

     Au loin, les boutons bien astiqués de la vareuse du vieux marinier Nestor resplendissent et envoient des reflets, il fume la pipe devant chez lui. Les portes des maisons sont ouvertes, il fait beau, c’est l’été. Une voisine a changé de trottoir pour s’installer du côté ensoleillé. Elle épie les faits et gestes de chacun tout en tricotant. Quand on rentre des courses ou de l’école, en fin d’après-midi, l’alignement des chaises contre les façades accueille presque tous les habitants de la rue! On les salue un à un avant de rentrer chez soi, même si les sacs sont lourds et les pensées rêveuses… Impossible de ne pas admirer la Vespa du grand Bruno qui tire sur une cigarette pendant que sa sœur prend un bain de soleil (elle déplace son siège à chaque fois que l’ombre avance) ! Leur petit frère joue au ballon et se fait réprimander parce qu’il vise dans les pieds, les tricots ou les journaux… Souvent, une discussion s’amorce entre les personnes assises et celles qui passent. On demande aux enfants s’ils ont bien travaillé à l’école et s’ils ont été sages, aux adultes si leur santé est bonne et si toute la famille va bien. Tout le monde parle à voix haute, mais certains plus fort que d’autres. Des plaisanteries sont lancées à la cantonade, les rires se partagent…

A(e)ncrages

Vases communicants du 3 juin 2016

     Les Vases communicants sont des échanges croisés de textes et d’images entre sites ou blogs, qui ont lieu chaque premier vendredi du mois. Imaginés par François Bon (Tiers Livre) et Jérôme Denis (Scriptopolis), ils ont pendant longtemps été animés et coordonnés par Brigitte Célerier, puis Angèle Casanova et Marie-Noëlle Bertrand ont pris le relais. Je leur exprime ma reconnaissance pour ces plages d’expression qui nous sont ainsi offertes, et je remercie aussi Marlen Sauvage qui m’a si gentiment proposé de mettre aujourd’hui en commun les souvenirs et les émotions que nous inspire le Nord de notre enfance…

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Le Cateau-Cambresis

      Mes souvenirs les plus lointains du Nord paternel me ramènent là, à la « petite maison jaune », ainsi l’appelais-je enfant, celle de ma grand-mère et qui, de jaune, n’avait que le papier peint de la cuisine et le mobilier en formica… A cette table jaune je restais assise devant mon assiette, mâchant le morceau de viande ou de poisson que je ne parvenais jamais à terminer. Et c’est une voix bien timbrée qui me parvient encore à travers le temps pour m’inciter à manger ce qu’alors j’avais tant de difficulté à avaler. Chaque fois que le crémier passait dans la rue, klaxonnant pour prévenir de sa venue, ma grand-mère préparait pour moi « un petit bossu » dont je me régalais, une cuillerée de beurre jaune d’or déposée sur un morceau de pain. Et de ses mains aux veines bosselées sous la peau fine, elle pétrissait la pâte de la tarte au sucre, chaque dimanche ; les mêmes mains remontaient de la cave deux fois par jour le seau à charbon destiné à la cuisinière… La voix claire de ma grand-mère aux yeux bleus. Elle et son accent chantant, son sourire doux qu’accompagnait, paupières baissées, un léger haussement d’épaules. Mon père, unique garçon de la fratrie de quatre, l’appelait « ma Mère du Nord », et c’est avec une grande émotion que j’ai découvert récemment le livre ainsi intitulé de Jean-Louis Fournier. Elle fut ma confidente. A huit ans, quand les seins me poussaient et que je m’en inquiétais ; à quinze, quand rebelle à tout, j’envisageais de partir en mission en Afrique ou ailleurs ; à dix-huit ans, quand je lui avouais mon premier grand amour… Ma figure du Nord, mon ancre familiale dans ce coin de pays, c’est elle, Eugénie, ma grand-mère catésienne.

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     Il paraît que mon enfance s’est déroulée dans les Hauts de France… mes souvenirs en seraient-ils rehaussés?… Mon Nord n’était ni haut ni grand, je n’ai pas grandi dans le grand Nord, simplement dans le Nord. Mon or était noirci par les fumées d’usine et la poussière de charbon. Les gens ne faisaient pas de tralalas, mais dans la simplicité de leur quotidien, ils avaient plutôt fière allure. C’était d’ailleurs la devise de la ville où je suis née: Pauvre mais fière…

     La seule montagne un peu haute vue de mes yeux vue dès l’âge de six ans parce que ma grand-mère maternelle y habitait, était le mont Casselcassel-13613_w600

     Il domine la plaine flamande à cent mètres d’altitude. Sinon, le pays était plat. Je l’arpentais à pied de long en large au cours de mes trajets pour aller à l’école ou faire les courses, mes observations étaient toutes concordantes.

     L’été, nous passions une journée à la mer, il fallait se lever très tôt le matin pour rejoindre un point de ralliement où attendait un autocar spécialement affrété pour des familles comme la nôtre. Le car puait le gasoil, les enfants avaient envie de vomir. Mon père nous emmenait aussi parfois à la pêche à dix ou quinze kilomètres de la maison, il nous faisait monter dans un bus normal qui nous déposait en pleine campagne, puis nous parcourions à pied les derniers kilomètres en portant son attirail. Plus tard, en participant à des colonies de vacances, j’ai découvert la Bretagne, la Normandie et le massif central. Comme les marins, je faisais l’expérience de la nostalgie, j’avais hâte de retrouver mon port d’attache… Je pouvais voyager sans le quitter, à l’école, en me laissant guider par les cartes de géographie étalées sur les murs de la classe, mais nous n’avions pas le droit de désigner les lieux par leur position haute ou basse, il fallait dire Nord ou Sud, j’aimais bien dire Nord…

     Le plat pays se reflétait dans l’immensité du ciel, la liberté du regard était sans limites, mes pensées s’étiraient au-delà de ce qu’il était possible d’imaginer, j’avais l’air un peu dans la lune, je ne collais pas bien avec ce que l’on attendait de moi sur la Terre, le Nord me donnait des ailes…

     J’étais à peine sortie de l’enfance, ce jour-là, il n’était pas écrit que je ne reviendrais jamais, la porte que j’ai refermée pour la dernière fois ne se doutait de rien, j’ai perdu le Nord sans m’en rendre compte… Des forces centrifuges ont fait de moi une transfuge involontaire,  des tourbillons cycloniques m’ont précipitée dans un exil définitif, la nostalgie expérimentée pendant mes séjours en colonies de vacances n’était rien à côté de mes futures souffrances… La vie est animée de vents violents qui balayent tout sur leur passage… faut-il qu’il m’en souvienne?… Le deuil de l’enfance est impossible… Comment accepter d’anticiper la mort, de mourir à ses rêves, de renoncer aux grands horizons, de ne plus regarder le ciel?…

     L’or de mon enfance est là-haut, dans le Nord, au milieu des nuages….

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     Aucun souvenir quotidien pour moi du Nord et de sa géographie, sauf quelques paysages, quelques balades dans le bocage de l’Avesnois, à Fresnoy-le-Grand ; dans le parc de la ville de Matisse

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                                                                                   qui était celle de ma grand-mère ; le long de la Selle, la rivière affluent de l’Escaut, et l’impasse du même nom où vit encore une tante paternelle. Du Nord, de « mon » Nord, ce Hainaut qui serait un Sud pour les habitants de Dunkerque, rien d’autre que des personnes, un accent, une atmosphère, une idée de la famille. Une émotion liée à la gentillesse, la convivialité, la simplicité de celles et ceux qui vivaient si loin de nous, les exilés du Sud de la France. Une ville au ciel bas souvent, des cités aux maisons en brique rouge, et j’aurai dit le lieu commun. Mais une filature aussi, celle de Auguste et Charles Seydoux qui au Cateau-Cambrésis – comme l’on dit maintenant – dès le milieu du dix-neuvième siècle, embauchait les ouvriers des environs, et parmi eux ces fileuses ou dévideuses, ces tisserands qui se succèdent dans ma généalogie. Une église et son beffroi Renaissance, dont le carillon résonna si longtemps dans ma mémoire de gamine, et la gare avec ses trains à vapeur dont les roues crissaient et perçaient les tympans. Je me souviens bien sûr des étendues plates à perte de vue, à l’horizon heurté parfois par un terril, lors de nos virées estivales dans la voiture paternelle. J’entends encore mon père dire son amour pour toute cette planéité, et la chanson de Brel forcément émouvante venait me convaincre de la force d’un tel paysage. Je préférais pourtant les montagnes du Sud et le Ventoux visible de ma chambre, mais je me taisais.

     Caudry, Cambrai, Valenciennes, Landrecies, Le Pommereuil, Denain, Bohain-en-Vermandois… les noms des villes dont résonne mon enfance. Associées souvent à un prénom, à une histoire, un drame peut-être, comme celui de l’été 1967 où une tornade dévasta le Pommereuil, sinistré à cent pour cent… Ou celui de la tante Alphonsine, veuve trop tôt de Maurice – l’oncle à jamais inconnu – et qui toujours nous offrait des guimauves enrobées de chocolat au lait, au goût un peu métallique de la boîte en fer qui les contenait. D’autres noms depuis des années chantent mon Nord familier, qui loin de se limiter à ce département, descend vers l’Aisne, court à l’est vers Froid-Chapelle où s’étend la province de Hainaut, cette part devenue belge en 1830, puis Mons où nous nous promenions certains dimanches de vacances, alors que passer la frontière restait encore un événement.

     J’ai vécu dans le Nord de l’âge de trois à six ans, au Cateau chez ma grand-mère, puis à Lille, avec mes parents cette fois. Mes plus anciens souvenirs datent de cette toute première vie d’enfant, alors que nos parents nous avaient confiées durant un an, ma sœur aînée et moi, à ma grand-mère veuve elle aussi, et à sa plus jeune fille. C’est ce Nord et son climat rude, son patois de la rue (car ma grand-mère ne le parlait pas), son accent rugueux, ce Nord où je découvrais pour la première fois toute petite fille la neige, m’exclamant que le sucre tombait du ciel, c’est ce Nord-là qui contient toute ma nostalgie.

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     Avant de les jeter, de les donner ou de les disperser, d’autres que moi avaient trié les objets de la maison où j’avais passé mon enfance… d’autres que moi avaient eu le pouvoir de maintenir ou d’annihiler l’existence matérielle d’une partie de mes souvenirs… pendant un court instant, sans le savoir, d’autres que moi  avaient tenu entre leurs mains la possibilité de ma mémoire… Or, dans le tiroir d’une grosse armoire vermoulue, au grenier, il me semblait bien avoir un jour entreposé deux ou trois albums et autant de livres que j’avais particulièrement aimés. Bien après la césure entre ma vie d’avant et celle d’après les événements douloureux qui m’avaient privée de tout ancrage familial, le désir m’a saisie, devenu impossible à satisfaire, de les palper, de m’abîmer dans la contemplation de leur couverture, de les ouvrir enfin et de les relire dans l’espoir, sans doute, de retrouver les sensations que j’avais éprouvées en les feuilletant pour la première fois… Il s’agissait de mes premières lectures, des histoires enfantines, des contes… En l’absence de support matériel, ma mémoire ne peut que rassembler ses seules forces pour essayer de ramener à l’air libre les sentiments qui m’animaient alors en tournant les pages! Les émotions refoulées pendant si longtemps semblent étrangement se bousculer dans une sorte de sas qui serait comme un préambule à leur expression?… Mon tout premier livre d’enfant fut un cadeau inestimable, inespéré… Il était composé de grandes illustrations qui montraient des personnages d’une incroyable beauté dans de somptueux châteaux où, malheureusement, dans le tréfonds des salles obscures, se cachaient des gens malfaisants qui fomentaient la perte des princes… Mon regard faisait la navette entre les images colorées et le petit texte austère qui en donnait la clé. La lecture des mots était un dévoilement, le monde sensible venait à moi en m’offrant les armes de sa compréhension, que l’apprentissage des lettres et de leurs combinaisons avait commencé de me rendre accessible!… L’émerveillement ressenti était complexe. Le monde était surprenant, mais son décodage n’était pas moins admirable. S’y mêlaient des sentiments de gratitude pour la personne qui m’avait offert ce premier livre (je ne sais plus qui ni à quelle occasion)… J’ignorais les mystères de ma naissance, je crois que mes premières lectures en étaient l’équivalent. Je garde au fond de moi l’impression indélébile d’avoir vu le jour en déchiffrant les mots que je lisais pour la première fois. Mon ancrage est un encrage. Et la rage de lire puis d’écrire m’a finalement procuré la force de vivre…

     Il y a si longtemps… Aujourd’hui, 27 mai 2016, j’apprends par la radio que le publicitaire Jean-Claude Decaux vient de mourir et, grâce à son hagiographie diffusée sur les ondes, qu’il a révolutionné l’art de l’affichage… Me reviennent en mémoire les inscriptions peintes en lettres immenses sur le mur d’une maison  située en face de celle où habitait ma grand-mère paternelle, morte quand j’avais six ans… DU BO DU BON DUBONNET!… Ces mots sont parmi les tout premiers que j’ai déchiffrés. A leur côté était dessinée une bouteille de vin gigantesque… avait-elle les vertus de la dive bouteille?…

     La maison de ma grand-mère se trouvait dans le quartier Saint-Roch, tout près de la gare d’Armentières, devant les lignes du chemin de fer, cible de bombardements pendant les deux guerres mondiales. L’église de ce quartier, détruite puis reconstruite à deux reprises, n’existe plus, elle a été rasée récemment parce que sa rénovation aurait été inutile (il n’y a plus de fidèles) et trop onéreuse. Que reste-t-il de nos souvenirs?… Quelques images, des mots, une couleur?… Quand il ne reste plus rien, au milieu des feuilles mortes, que le souffle du vent qui les emporte, se fait parfois entendre un petit air résistant et moqueur, qui réveille la sensation bien vivante, quand on a eu cette chance, d’avoir et/ou d’avoir été aimé… illumination soudaine dans la nuit des souvenirs, petite flamme vacillante qui maintient en vie, aimantation d’une boussole orientée vers le Nord…

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     Comme pour vous, Françoise, mes premières expériences de lecture appartiennent au Nord… A ces lointains souvenirs et cette école du Cateau – 22, rue Auguste Seydoux – où déjà ma plus jeune tante, Josiane, gardienne de mes mots, de mes pleurs et de mes joies, avait découvert les livres. Le temps aura passé pour que je réalise que Matisse dont j’aimais très tôt les couleurs, les peintures, les collages, était originaire de cette ville aimée, qu’un lien secret me liait à lui, car c’était ce même Matisse qui avait demandé à peindre le portrait de Josiane, l’adolescente farouche aux yeux noirs, ma seconde maman. « J’ai les yeux bleus comme toi » lui affirmais-je à trois ans. Elle ne démentait pas. Dans ses yeux, ne voyais-je pas le ciel abandonné au-delà de la Méditerranée, sous lequel vivait ma mère, partie rejoindre mon père ? Et dans les peintures de Matisse, ne retrouvais-je pas le soleil et les couleurs perdues de la Méditerranée, « le plus bleu des bleus » que le peintre évoquait ? J’aimais la chaleur de ses tons orange et ce fut une évidence pour moi, au moment de l’adolescence et loin de toute analyse, que la terre [était] bleue comme ce fruit.

     Mon Nord se pare de ces couleurs, de ces bleus profonds, de ces aplats ensoleillés. De sa fenêtre je vois la mer, les odalisques, les femmes alanguies et les autres, Algériennes toutes de bleu vêtues… Je suis une fille du Sud, mais mon cœur est au nord. Jamais ne l’ai abandonné. Malgré les détours de la vie, mes pensées filent droit vers lui. En moi se réconcilient les deux pôles.

     Sans doute l’amour reçu, donné, alors que nous étions enfants, dans notre Nord à chacune, explique-t-il cet attachement à une région plutôt qu’une autre… Quand le vide creusé par l’absence d’une mère laissait toute sa place au froid, les petits cœurs gelés se réfugiaient dans la main affectueuse d’une grand-mère. Quand la nuit s’avançait pour délivrer ses cauchemars, le bonbon de sucre rose qu’Eugénie avait déposé sur le chevet compensait les paroles rassurantes que l’on espérait en vain. Pour moi, l’aiguille toujours pointe vers le Nord quand l’enfance se réveille.

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