François Bon

Vie antérieure

Atelier d’hiver de François Bon

Mes contributions

     Trente ans!… Quelle tranche de vie!… Comment avait-elle eu connaissance de l’adresse?… Incroyable… Quel fabuleux hasard!… Mais n’était-il pas écrit qu’elles se retrouveraient?… Comment avaient-elles pu rester sans nouvelles l’une de l’autre pendant aussi longtemps?… Elles n’avaient pas changé… On aurait dit qu’elles s’étaient quittées la veille!… Tu te souviens?… Vraiment?… Oui, elle était heureuse d’être venue, d’avoir répondu à cette invitation de l’amie qui lui avait téléphoné ce jour-là à la suite d’un concours de circonstances incroyable, le frère qu’elle reconnaît dans une rue de R., leur conversation, les adresses échangées, les fils qui se renouent, les voix qui s’appellent et se répondent après trente ans de silence!… C’est l’été, la soirée est douce, on s’attarde dans le jardin en écoutant les cigales… Les deux amies sont intarissables. Ou plutôt, l’une garde le silence pendant que l’autre parle… Cette vie te plaît ?… Cette grisaille, cette monotonie sans fin, cet horizon morne qui borne ton quotidien?… Tu ne sens pas en toi une énergie créatrice qui pourrait rompre les digues?… Tu ne cherches pas à t’enfuir de ta prison, métro-boulot-dodo?… Je ne te reconnais pas… Tu n’es plus… Est-il possible de renoncer à ses désirs?… Quel gâchis !… La voix est belle, modulée, ondoyante et chaleureuse, elle atteint sa cible, elle emporte la conviction, la voix n’a pas changé… Les silences de l’amie ne sont pas moins éloquents… Curieuse amitié que cette alliance des contraires!… Quand on voyait l’une, on voyait l’autre… Différentes, mais inséparables… L’une plus spontanée que l’autre, plus gaie, plus enjouée, à l’aise en toute situation, affranchie de toute contrainte, merveilleusement libre… Les mots de l’amie sont durs, mais sans doute nécessaires, salvateurs?… On entend les notes claires d’une eau rafraîchissante qui s’écoule dans un jardin voisin… Il faudrait pouvoir remonter le temps, revenir boire à la source!… Tu ne dis rien?… Elle rit, elle élude, lève la tête vers le ciel, montre l’étoile du berger… Tu ne changeras jamais?… Tout change, rien ne change, quelle importance?… L’amie lui prend la main et la serre avec force, intensité de l’émotion ressentie hic et nunc, point d’insertion dans l’espace-temps de leurs deux poings réunis, l’instant fera date dans le calendrier des souvenirs!… Elle est venue le temps d’un week-end… Mouvement de pendule du voyage-retour, la rame du TGV l’emportera bientôt à mille lieues, au sens propre du terme, de cette séquence soustraite au continuum de l’existence… Dans quelques heures, elle sera loin, très loin, à des années-lumière de ces retrouvailles troublantes, surgies de sa vie antérieure…

Rue des Soupirs

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

(suite)

     Les rouleaux de bâche ne sont plus chargés sur les péniches depuis longtemps, mais la rue s’appelle toujours « Quai de… »! « Quai de Beauvais »… Même sur le canal creusé à l’écart du centre, les péniches se font rares… Suivre le chemin de halage, arriver à l’écluse, entendre le grondement de l’eau bouillonnante, se sentir saisie alors avec une force inattendue par le souvenir de la peur, en traversant le pont dans la nuit noire, d’être engloutie par les reflets mouvants des eaux profondes!… Cette peur archaïque qui remontait du plus profond d’elle-même était-elle antérieure ou postérieure à l’autre?… quand, pour la première fois, elle avait découvert la mer, les vagues?… le vent faisait tourbillonner les grains de sable qui frappaient le visage et soudain, cette impression atroce d’être aspirée par le sol dans le sable mouillé!… Comment exprimer l’horreur ressentie cette autre fois –elle était à peine plus grande — quand, en une fraction de seconde, alors que la vie toute neuve avait le goût du paradis — il faisait beau, la famille profitait de quelques jours de congé payé — une pierre glissante sur le bord de la berge l’avait fait basculer dans l’eau hypocrite du canal qui miroitait paisiblement sous le soleil?… Stop! arrêter la projection du film!… ce déroulement sans fin des images qui s’interpellent!… craindre les tourbillons de la mémoire… reprendre, peut-être, un peu plus loin?…

     Les images s’interpellent dans le train de la mémoire comme un film le train des images file à toute vitesse derrière les vitres propulsées à la vitesse de la lumière les images des souvenirs glissent dans le train qui ne ralentit pas malgré les pierres glissantes sur les berges du canal les souvenirs sont canalisés cannibalisés entre les balises rails entre lesquels entre lesquelles circulent aller retour plusieurs fois par jour la nuit aussi les images sont en ruine le patron de l’usine aurait été ruiné le pauvre pas de pitié pour l’ouvrier toutes ces ruines dans la ville détruite qui crie le sifflement des bombes le sifflement du train la sirène de l’usine le bruit des bottes obéir se contenter de peu courber l’échine la Chine au loin dans le lointain l’Orient-Express voyage dans la nuit des Déportés trépidation des wagons sur les rails crissant dans la nuit les mots galopent et les phrases déraillent troupes de mots à l’assaut de silhouettes rayées effacées de l’écriteau de la mémoire l’écriteau bleu de la rue des Déportés quand les enfants qui apprennent à lire ignorent le sens le sang des mots épouvante de la révélation quand tombe le voile des mots qui rendent fou!… la locomotive s’emballe les images s’entrechoquent choc de la chute dans l’eau froide du canal froide comme la mort froide comme les mots privés de r privés de rire ou de raison privés de rire sans raison sur les rives du canal glissant qui piège les enfants !… le projecteur est tombé, le mécanisme s’est détraqué, les images ont perdu leur clarté, l’insouciance s’est envolée, l’histoire du film a sombré dans les décombres de la ville ravagée, on ne peut plus, comme avant, comme si rien ne s’était passé, partir et revenir, courir, rire et pleurer, pleurer de rire ou rire à en pleurer, actions simples au passé simple d’un bel été!… il faut tout oublier, tout effacer, laver, nettoyer et encore nettoyer, débarrasser de leur passé de cheminée toutes ces briques entassées dans la cour à l’ombre du lilas pour construire des murs tout neufs et refuser d’écouter les sirènes des usines!…

     De beffroi en beffroi, avec un ciel si bas qu’un canal s’est perdu, avec un ciel si gris qu’il faut lui pardonner, les villes du plat pays étalent leurs rues, leurs cours et leurs pavés dans l’indifférence de l’oubli… A quel prix le travail des prolétaires, à quel prix le travail de leurs enfants?… La brume des fumées a étouffé leurs cris, a effacé leurs souffrances, dans les vieilles cités horizontales aux longs murs de briques brunes ou rouge sombre creusés par des fenêtres en forme de meurtrières, que les seigneurs (saigneurs?!) ou capitaines d’industrie du dix-neuvième siècle avaient construites sur le même modèle dans toute l’Europe du Nord, de Lille-Roubaix-Tourcoing à Manchester, de Newcastle à Charleroi, de Düsseldorf à Valenciennes, de Londres à Flixecourt… Non loin de ces forteresses, les regards fatigués imaginent la mer et rêvent de grands voyages en suivant le cours de l’eau qui irrigue la plaine traversée de multiples canaux, dans les béguinages et les villages paisibles. A Bruges, on est un peu à Venise, et même au bord d’un simple ruisseau, en écoutant la pluie glouglouter dans un grossier caniveau, rien n’empêche d’imaginer le vent sur les voiles d’un bateau, de s’envoler vers le ciel, d’en contempler les reflets sur les rivières, de voir les campagnes onduler vers la mer, de se laisser bercer par le moutonnement des vagues, de perdre son regard dans l’horizon immense, de se sentir devant l’infini aussi petit-e, mais pas plus, qu’un-e bourgeois-e vêtu-e de beaux vêtements dans les pièces luxueuses de son château…

     Les rues changent parfois de nom mais sont plus pérennes que leurs habitants. La vie, là-bas, avait continué sans elle. D’autres vivaient dans le décor de son ancienne vie, d’autres flânaient dans la ville ou faisaient les courses à sa place (mais le marchand de légumes avait disparu), regardaient les mêmes rues, les mêmes briques, les mêmes façades, même si rénovées, repeintes, rejointoyées… Le lilas blanc déployait peut-être encore ses branches dans la cour, mais d’autres qu’elle profitaient de son ombre… La ville était devenue une entité abstraite, elle n’y connaissait plus personne, elle ne pouvait pas imaginer les vivants dans les rues devenues vides, ou plutôt désertées par ceux-celles qui avaient été ses proches… Souvent, dans une ville étrangère, elle avait le sentiment bizarre d’entrer par effraction dans un lieu où elle n’avait pas sa place, comme si la vie n’y était possible que par le biais de la procuration donnée par les morts… Dans les rues de la ville où plus aucune silhouette ne lui était familière, il lui semblait de la même façon qu’elle n’avait plus sa place. L’image de la ville restait fixée au fond de sa mémoire comme cette fausse cité italienne construite dans le seul but de fournir des décors aux cinéastes, mais il n’y avait plus de tournages, plus de films, plus d’acteurs, plus d’actrices, plus d’histoires vivantes à raconter. Un point aveugle altérait sa vision de la ville…

     Le gros oeil du beffroi, jaune dans la nuit bleue comme une deuxième lune, non loin du clocher effilé d’une église qui pointe le ciel au-dessus de la ligne des toits de tuiles rouges, parfois quelques ardoises, et de la frise limitrophe des cheminées découpées en ombres chinoises par la faible lueur des réverbères tout autour de la grand’place désertée, bordée par les rideaux de fer baissés sur les devantures des magasins du centre-ville endormi, avec quelques voitures immobiles et vides en stationnement le long des trottoirs… entre les grosses mailles de la grille qui protège la librairie du coin de la rue en face de l’Hôtel de Ville, sur la couverture à bords jaunes d’un album de bande dessinée posé verticalement sur un présentoir, l’image d’un beffroi dont l’horloge éclairée de l’intérieur brille dans l’obscurité comme une lune au-dessus de la ligne des toits qui se découpent dans la nuit en formant une frise d’ombres chinoises voilées de quelques nuages tout autour d’une place déserte… silence… l’ombre de la ville se recueille et se reflète dans les vitrines, dans les flaques, dans les rétroviseurs des voitures garées au bord des trottoirs et sur leurs carrosseries luisantes, distribue à l’infini ses parcelles de réalité que le gros oeil du beffroi recompose peut-être tout en haut de la ville, à quelques mètres seulement de la pointe effilée du clocher de l’église détruit comme lui puis reconstruit à plusieurs reprises au moment des guerres, ils n’en peuvent plus de trembler sur leurs bases…

     Les objets sont posés en éventail sur la toile cirée qui recouvre la table. Des photos, quelques cartes postales, une pile de lettres, des coupures de journaux, un petit objet en cuivre muni d’une loupe, une fine baguette de bois souple, de la colophane, un livre de poche au dos décollé, une vieille montre, un brassard, un calot de soldat… Les pages du livre sont gondolées, les couleurs de la couverture sont presque effacées, on devine la photo d’un poilu sous le nom de l’auteur, Henri Barbusse, Le feu… Sur la toile usée du brassard, une croix rouge… Rouge également l’inscription d’une adresse sur une enveloppe blanche, les autres adresses de la pile de lettres sont libellées à l’encre violette sur de vieilles enveloppes bleues; les cartes postales sont jaunies et tachées; sur une photo en noir et blanc aux bords dentelés, un chasseur alpin sourit à l’objectif avec un mouton entre les bras; sur une autre photo, en couleur et relativement récente, un homme d’une soixantaine d’années pose devant des rouleaux de toile… Le petit objet en cuivre dont les côtés articulés se déplient est un quart de pouce, sa loupe servait à compter les duites… La baguette de chef d’orchestre est une tige de roseau fine et assez courte, enduite de couleur blanche… La boîte en fer qui contient la colophane est ronde comme le cadran de la vieille montre-bracelet, mais plus large que celle-ci, bien que peu volumineuse… Tout en haut d’un beffroi, sur une carte postale abîmée par des pliures horizontales qui ont cassé son glaçage, une horloge circulaire semble regarder la ville qu’elle surplombe… une autre carte postale représente la façade ornementée du « nouvel » Opéra de Lille, inauguré en 1923 après l’occupation allemande ; au dos, quelques lignes de texte retracent l’historique de sa destruction-reconstruction à la suite d’un incendie survenu en 1903… Les adresses inscrites à l’encre violette sur les vieilles enveloppes bleues mentionnent des lieux situés dans le Nord de la France, en Angleterre ou en Allemagne… dans le paquet de lettres, des pages ont été écrites au crayon rouge sous les bombes… La plus grande des coupures de journaux, en format double, retrace la campagne de mai 1940 à l’aide d’une carte détaillée de la ligne de front et du mouvement des troupes dans la plaine du Nord… Sur de toutes petites coupures datées de 1936, 1938 et 1947, des noms de lauréats ont été listés par spécialité instrumentale en face des œuvres proposées aux concours par le Conservatoire national de musique de Lille…

     Quel était le motif de la toile cirée quand, pour la première fois, l’enfant avait posé sur la table un cahier et des crayons? Couleurs ternies et fleurs fanées de toiles usées superposées dans la mémoire, strates de souvenirs et formatage rectangulaire de tout ce qui se voit-lit-s’écrit dans les écrans-livres-cahiers, jeux de miroir, réfléchissement, réflexion-réfraction à l’infini de l’infiniment petit-grand à l’infiniment grand-petit, zoom dans un sens, zoom inversé, quel était mon angle de vision à ce moment où, pour la première fois de ma vie, je posais le rectangle d’un cahier sur le rectangle d’une table?… Souvenir de l’effet de loupe d’un « quart de pouce » posé sur la trame d’un tissu pour en compter les fils et vérifier la densité, fascination pour ce petit objet de cuivre pas plus gros qu’un dé lorsqu’il était replié, immersion dans l’univers de l’optique appliquée aux fils ténus de l’histoire d’une toile, ce rien ou cette illusion qui ne tient qu’à un fil?… Jeter sur l’écran du monde le dé d’un « quart de pouce » pour regarder ce qu’il trame à la loupe, observer les lignes-fils qui tirent des bords de chaque côté, essayer de discerner les motifs, espérer découvrir le mystère de leur tissage, tourner les pages et les plis, fouiller dans les replis, croiser les doigts comme on croise les fils, penser à regarder de loin la composition de l’ensemble, bouger devant l’écran du monde ou de la toile comme une ombre chinoise, aimer cette duplication du moindre geste, craindre toutefois la disparition de l’image et de son ombre, avoir envie de renouer les fils disjoints, essayer de relancer la navette des bobines pour créer un pont entre le bord reculé du passé et le bord avancé du présent, manquer de force et d’agilité, perdre les pédales, oublier le motif du début, se perdre dans un trou d’aiguille, glisser dans un couloir de l’espace-temps, tomber à la renverse, en débouchant sur l’envers du décor, comme Alice au pays des merveilles?…

     Des carrés de champs, une route, une voie ferrée, au loin le clocher d’une église… une ligne de peupliers, un canal, une écluse… un beffroi qui domine un centre-ville… des piétons immobiles devant des vitrines de magasins… des voitures arrêtées à des feux rouges, des vélos qui zigzaguent… des étals colorés sur la place d’un marché, une foule bigarrée, une ambiance de kermesse… l’envol d’un ballon rouge au bout d’une ficelle tirée par un enfant… la cour d’une maison, un amas de briques, un lilas blanc… une rue de l’Octroi, une rue du Souvenir, une rue des Soupirs… la vitesse des véhicules sur une route nationale… la lenteur d’une péniche entre les berges d’un canal… des rues étroites et sombres, plus claires et plus larges à mesure qu’elles se rapprochent d’un centre… des rues comme des couloirs, des rues-couloirs qui desservent une multitude de portes… un entrelacs de rues parcourues en tous sens par une foule de passants… des portes qui ouvrent ou se ferment sur des lieux publics ou des espaces privés dans un labyrinthe de rues-couloirs… des scènes de rue, des scènes de vie, de la vie dans la ville… un nombre incalculable de pas et d’innombrables portes franchies de rue en rue à travers la ville comme dans un décor de théâtre… des portes en trompe-l’œil, des miroirs, des reflets, des images de reflets, des souvenirs d’images, des reflets de souvenirs, des images de bric et de broc, des souvenirs de briques… l’image de la ligne des toits d’une ville reconnaissable de très loin sur les chemins de campagne à ses nombreuses et très hautes cheminées d’usines de filature et de tissage… l’image de la même ville aplatie et fondue dans le paysage après la disparition de presque toutes les usines et la démolition de leurs cheminées…

     Avoir un peu d’espace, s’évader de l’enfilade des rues-couloirs de la ville, prendre du champ, marcher sur les chemins verts sans l’obstacle systématique d’une chaussée à traverser en guettant le moment propice pour la franchir au milieu du flux de la circulation, contempler le paysage et le ciel sans la barrière des murs qui cachent l’horizon, respirer l’air à pleins poumons sans les relents de gaz ou de diesel lâchés par les pots d’échappement, écouter le silence devenu possible à l’écart de tous les bruits de la ville, s’asseoir sur l’herbe d’un talus et manger tranquillement les tartines de son goûter sans autre invitation ni interdiction, se sentir merveilleusement apaisé-e par le chant des oiseaux, leur laisser quelques miettes pour engager un début de relation, prendre la mesure du temps qui passe en apercevant au loin le clocher de l’église du quartier qui abrite les souvenirs des premières années de l’enfance, apercevoir de l’autre côté le beffroi de la ville où la vie se passe désormais, tirer un trait fictif de l’un à l’autre dans le ciel bleu de ce jour-là, essayer d’entrevoir l’avenir mais pas trop, risque de nuages!…

     Liberté perdue de ce temps perdu dans un espace qui n’existe plus!… Les rues-couloirs ont gagné du terrain. Les friches et les terrains vagues disponibles n’ont pas suffi à épuiser les projets immobiliers que les promoteurs et la municipalité avaient dans leurs cartons. Les faubourgs des communes voisines ont fini par renoncer à garder leurs distances. Les parcelles agricoles qui les séparaient autrefois de la ville se sont couvertes de lotissements ou d’immeubles d’habitation, les quartiers périphériques se sont rejoints. La pression foncière, en mitant la campagne, a peu à peu tissé une nouvelle ville tentaculaire autour de l’agglomération primitive absorbée par les nouveaux quartiers. Des constructions aussi hautes que le beffroi ont fait disparaître le signal emblématique de la ville dans la masse compacte des bâtiments. En se densifiant, la ville s’est épaissie mais a perdu de la verticalité. La mémoire ne reconnaît plus ni ses contours ni le paysage dans lequel elle s’insérait. Les champs ont disparu. Avec eux, les échappées visuelles possibles vers le clocher qui évoque les lieux des premiers souvenirs. La ligne de chemin de fer que suivait le chemin vert a été désaffectée. Plus personne ne marche le long de cette voie en espérant entendre le sifflement d’une locomotive qui annoncerait le passage d’un train de voyageurs. Sur le talus qui séparait le chemin vert d’un fossé, plus personne ne s’arrête pour regarder défiler les wagons de ce train imaginaire et tenter d’apercevoir les bustes à travers les vitres de leurs fenêtres…

     À vol d’oiseau, l’usine était située à quelques centaines de mètres seulement du centre-ville. Elle avait été remplacée par un supermarché. Deux ou trois SDF — on ne dit plus des clochards — étaient postés près des caddies emboîtés les uns dans les autres et proposaient leur aide pour en décrocher un. Il y avait du monde, mais ce n’était pas la foule des hypercentres commerciaux. Un haut-parleur faisait de la réclame pour des promotions et diffusait une musique sans doute formatée pour plaire à la majorité des client-e-s. Déambuler dans les allées n’était pas désagréable, mais devenait vite ennuyeux… Le vieil homme avait les yeux rêveurs et l’air un peu triste, semblait ici et ailleurs, prenait un produit dans un rayon et le remettait en place, recommençait le même manège avec un autre produit, faisait semblant de s’intéresser aux étiquettes, s’arrêtait de marcher sans raison, remuait les lèvres comme s’il parlait en silence, regardait vers le faux plafond, clignait des yeux en toussotant, prenait un mouchoir pour essuyer son visage, parcourait les allées plusieurs fois de suite comme s’il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait, partait enfin vers la caisse avec un paquet de pâtes ou un paquet de café, jetait encore un regard en arrière, saluait parfois quelqu’un de la main, le plus souvent un vieil homme comme lui, ses yeux s’embuaient, il ne voyait pas bien les pièces de son porte-monnaie (il lui en avait toujours manqué quelques-unes à cause des quelques centimes d’augmentation de son salaire horaire toujours refusés par le patron qui ne se trouvait jamais assez riche… il aurait tellement aimé que la famille ne manque de rien!), il revoyait défiler sa vie de travail (toutes ces années pendant lesquelles ses rêves s’étaient effilochés…), et ne pouvait s’empêcher, à chaque fois qu’il faisait les courses dans le supermarché, de visualiser l’ancien état des lieux — ses métiers à tisser entre les surgelés et les produits laitiers, le bureau du contremaître dix mètres plus loin à la place des fruits et légumes, la grille par laquelle arrivaient les nuages de vapeur pour humidifier le fil, fixée au-dessus des articles de vaisselle… — et d’entendre comme autrefois dans ce qui avait été son atelier le bruit assourdissant des fouets qui relançaient les navettes, resté gravé dans sa mémoire comme sur le sillon d’un disque qui tournerait sans jamais s’arrêter…

Construire une ville avec des mots

En participant à l’atelier d’écriture de l’été 2018

de François Bon sur son site Le Tiers Livre

mes contributions

suite

     Et l’on verrait ce trou dans la palissade, comme un oeil qui espionnerait les personnages de ce film imaginaire… les fines nervures des planches usées et disjointes… leur aspect grisâtre mais légèrement argenté sous le soleil… l’ombre dentelée du lilas sur le sol… la petite barrière, au fond, qui s’ouvre sur un étroit chemin couvert d’herbes folles… et ce qu’il reste du terrain vague sur lequel les maisons neuves ont été construites, un petit monde sauvage peuplé de coccinelles et d’escargots, oublié dans ce pli de la ville, à la lisière du faubourg…

     Sur le grand écran, au cinéma, on remarquerait à peine, vue du ciel, cette pliure séparant ce qui paraissait être un nouveau monde du monde plus ancien dans lequel se trouvait la cour. D’un côté la rue Jean Moulin, de l’autre, la rue Auguste et Michel Mahieu. Un plan rapproché permettrait de lire les noms de ces héros des deux guerres mondiales gravés successivement par la ville reconnaissante sur des écriteaux bleus. Puis la caméra reprendrait de la hauteur pour embrasser du même coup d’œil la dizaine de rues autour desquelles s’organise encore la vie dans le quartier, de part et d’autre de l’axe de la rue des Murets qui délimite le territoire de la ville de celui de la commune voisine où les enfants vont à l’école Jean Jacob, rue Ferrer, juste après la rue Victor Hugo. En sens inverse, c’est la figure tutélaire de Jean Jaurès qui conduit les pas vers le centre-ville. A mi-chemin, les courses de la vie quotidienne se faisaient parfois place Chanzy, dans les magasins de la rue des Déportés, mais se limitaient le plus souvent à des commerces plus proches, une épicerie et une boulangerie situées face à face au coin de la rue, ainsi qu’une boucherie installée à peine un peu plus loin, rue du Chevalier de la Barre… Si la caméra survolait de plus haut encore l’ensemble de la ville, on apercevrait vers l’Est la gare SNCF dans le quartier Saint-Roch, et, vers l’Ouest, le cimetière du Bizet près de la frontière belge; le film évoquerait des voyages et pleurerait des morts…

     Il fallait prendre un raccourci. On disait que l’endroit pouvait être dangereux. Il y avait encore tellement de friches! Elle avait entendu parler d’un théâtre. Les habitants de la ville s’y rendaient avant la guerre, mais laquelle?… Un premier théâtre avait peut-être été démoli puis reconstruit entre les deux guerres avant d’être de nouveau démoli et jamais plus reconstruit par la suite. Il aurait été remplacé par un autre bâtiment public, sans doute la poste principale située entre la piscine et la gare, ou la piscine elle-même, mais il lui semblait que celle-ci était ancienne, la municipalité socialiste avait été l’une des premières à doter la ville d’un équipement de bains-douches avec un bassin de natation, le théâtre devait pourtant se trouver dans ce secteur, il aurait été pilonné par les bombardements comme toutes les constructions situées près de la gare, en laissant un trou béant… Elle en avait entendu parler autrefois et conservait dans sa mémoire l’empreinte de paroles prononcées d’un ton si particulier qu’elles avaient ouvert en elle une sorte de brèche et laissé durablement une impression étrange… Imaginer le public monter les marches d’un théâtre qui n’existe plus, croire entendre le brouhaha des conversations de jadis et le grincement des fauteuils, puis les trois coups, faire le geste de lever la tête vers les dorures du plafond et le grand lustre au moment où il s’éteint, ce saut dans un passé qui n’était pas le sien mais celui des générations précédentes lui avait été rendu possible au cinéma, à un âge où elle n’avait pas encore eu l’occasion d’assister à une représentation théâtrale, et quand elle se redressait sur son siège pour mieux apercevoir l’écran ou se contorsionnait pour faufiler son regard dans les interstices laissés libres par le dos trop large des adultes placés devant elle, les salles de cinéma de son enfance lui avaient donné une idée de ce que pouvait être le théâtre. Mais, paradoxalement, le Théâtre de la Ville n’avait sans doute pas été reconstruit après la guerre parce que les petites salles de cinéma essaimées dans la commune l’avaient rendu inutile et obsolète…

     Un goût d’aventure, des peurs enfantines et l’audace de braver des interdits, une masure devant laquelle il fallait passer en courant pour échapper à la colère d’une vieille femme à la réputation de sorcière enveloppée dans de longs cheveux blancs qui volaient au vent, les traces de pas gluantes sur les chemins boueux rendus glissants par la pluie, les ombres qui s’allongeaient sur le sol à la tombée du jour et que le soleil découpait comme des figurines, le théâtre de la vie se déroulait comme sur une scène, côté cour ou côté rue, et aussi sur les chemins de traverse. Côté cour, le travail était gigantesque et durerait des siècles! Elle avait vu les saisons se succéder sur le tas de briques, brûlantes sous le soleil, glacées par le gel, noyées par les orages… Les averses les faisaient miroiter et la neige les faisait disparaître. Une douceur blanche arrondissait les arêtes et métamorphosait l’aspect des ruines, dont l’amoncellement ne semblait plus provenir de la démolition d’une vieille cheminée d’usine mais du saccage d’un château-fort après le siège d’une armée ennemie. Le seigneur avait été fait prisonnier, il fallait le délivrer, le jeu pouvait durer des heures… Le jeu se jouait dans la tête plus que dans la cour et l’histoire imaginée continuait souvent de s’inventer derrière la vitre de la cuisine ruisselante de pluie, au son du clapotis des gouttes contre les carreaux de la fenêtre et des glouglous de l’eau qui s’écoulait dans le caniveau…

     Bruits de vaisselle par la fenêtre ouverte, paroles presque chuchotées, une voix tonitruante s’élève soudain, un journaliste commente les informations avec autorité, on vient d’allumer la radio pour les écouter, elles sont suivies d’une publicité pour un shampoing — Dop Dop Dop! — et maintenant c’est toc toc toc! une porte claque, un appel à peine audible venant de la rue passe par dessus le toit et atterrit dans la cour, on entend nettement le ronronnement d’un vélomoteur puis c’est le silence, rompu par le tic tic régulier du burin qui décolle de la brique les restes de ciment, ou par le bang d’un avion qui passe le mur du son très haut dans le ciel, la rêverie prend l’air et se perd dans les airs, la ménagère dans la cuisine se met à fredonner un air connu, sans doute une chanson d’Edith Piaf, un moineau pépie au bord du toit, tout est calme… mais voici le vrombissement agaçant d’une mouche ou d’une abeille, il faut se défendre, se lever et la pourchasser, bruit mat du burin qui tombe sur la terre battue, la brique en cours de nettoyage se casse, poussière rouge sur les mains, les bras font des moulinets, cavalcade et son des trompettes, les renforts mettent l’armée ennemie en déroute, nouvelle salve, le son de la trompette s’est rapproché, le marchand de glaces s’arrête d’abord à l’entrée de la rue puis vers le milieu et vers la fin, il arrive à la hauteur de la maison, on n’en achète pas, c’est trop cher, les mouches seront moins tentées de venir nous harceler…

     Le temps se dérègle, l’orage gronde, la caméra, ou plutôt le projecteur qui diffuse le film sur l’écran intérieur de la protagoniste se détraque, les images sautent ou se succèdent à un rythme saccadé qui empêche de voir clairement ce qu’elles devraient montrer, les yeux saisissent néanmoins un détail et s’embuent, le coeur se serre, le corps s’affole, la raison cherche à reprendre les commandes, on recule, on met à distance, on ne regarde que de très loin, on risque de nouveau un oeil sur le détail surgi dans la mémoire, collision du passé contre le présent, dérapage incontrôlé faute de conjugaison possible au temps composé de la présence-absence, tout se passait pourtant bien, les souvenirs se rangeaient sans histoires dans les tiroirs de la mémoire, mais une collusion d’images et de sons a déclenché de façon inattendue la trappe à émotion, une mouche a bourdonné, un marchand de glaces a klaxonné, on a appelé l’enfant dans la cour, la voix a traversé l’espace-temps, l’enfant l’a entendue à l’autre bout de sa vie, si réelle et familière qu’elle en a été bouleversée, et d’autres souvenirs associés ont ressurgi, l’inquiétude de la voix, les visites inhabituelles de certaines personnes, elle savait tout cela bien évidemment, comment aurait-elle pu l’oublier?… mais elle avait gommé les faits, arrondi les angles, atténué ou supprimé certains traits de son paysage mental, restés pourtant enfouis au plus profond de sa mémoire et qui ressortaient subitement à l’air libre, comme après une fouille archéologique…

     Ruines, décombres, briques, odeur de poussière, pièce close jamais aérée dans laquelle finissait de vivre une vieille femme qui restait muette devant les visiteurs du dimanche, tristesse du monde tout entière ramassée dans la pénombre de cette chambre qui ressemblait à un tombeau, soulagement de se retrouver dans la rue et de sentir le vent dans les cheveux, la solidité du sol sous les pas, la chaleur d’une main pour continuer ensemble le chemin, miettes restées dans la bouche d’un sablé mal dégluti que la politesse avait obligé de prélever dans une assiette grise où devait séjourner, entre deux visites, une poignée de biscuits bon marché sortis d’une boîte en carton qui avait pris l’humidité, pluie bienvenue pour laver le visage et les yeux de ce qu’ils avaient vu, désir d’opacité entre le monde et soi, rideau, la pièce est trop mal engagée!… La nuit tombe vite en hiver et la lumière pingre des réverbères éclaire mal les pieds qui avancent lentement sur le trottoir. Les vitrines des magasins trouent agréablement l’obscurité en proposant aux passants le spectacle distrayant et gratuit de leurs étalages. Au loin, en se rapprochant de la Grand’Place, on entend les flonflons d’un manège. La famille entrera probablement dans un café. L’atmosphère chaleureuse du lieu chassera les pensées sombres, le goût de moisissure du sablé cédera la place à la saveur amère de la bière qui accompagnera un cornet de frites. Demain sera un autre jour…

 

Tout un été d’écriture avec François Bon!

 

Construire une ville avec des mots

Mes premières contributions:

     Elle ressentait une impression bizarre, faite d’exaltation et d’incrédulité, l’endroit était sorti de sa mémoire, elle en avait chassé le souvenir, la page était tournée, elle n’avait plus jamais pensé revenir… Se calmer, surtout se calmer!… Personne ne l’obligeait, c’était seulement une opportunité, peut-être un signe du destin, mais qu’allait-elle imaginer?… Non, il ne fallait pas rêver, la porte était fermée, le retour n’existe pas, le retour est impossible, la roue tourne, on n’y peut rien, on ne peut pas revenir sur ses pas… Et pourtant, ce pincement au coeur, cette fièvre, cette joie qui se mue aussitôt en tristesse, fallait-il donc les refouler?… Elle sentait au fond d’elle-même qu’elle désirait se laisser aller, mais se raidissait. Elle craignait ses émotions. Non, elle ne retournerait pas là-bas!… Elle devait résister et renoncer à cette idée qui lui avait été suggérée de façon si inattendue, elle ne supporterait pas la confrontation, ce serait trop douloureux, triste, et au fond tellement décevant… Que peut-on raisonnablement attendre d’une telle situation?… Elle avait donné, elle ne voulait plus faire les frais d’une désillusion…. Des bribes de souvenirs franchissaient cependant la barrière qui la séparait de sa vie antérieure. Comme pour les chasser, elle fermait les yeux. Mais une sorte de caméra clandestine tentait de dérouler le film interdit sur l’écran de son cinéma intérieur. L’image tremblante des contours de la ville apparaissait/disparaissait au rythme des battements de son coeur… Une enfilade de rues bordées de maisons étroites aux murs de briques rouge sombre salies par la fumée des usines. De loin, les deux rangées de maisons semblent se rejoindre vers une issue lointaine. A l’époque, la ligne des trottoirs n’était pas cassée par les voitures garées à la queue leu leu. Il arrive qu’une silhouette se glisse dans l’interstice d’une porte. Venue du théâtre de la rue, elle semble disparaître dans les coulisses. Peu de passants à cette heure de la journée. La ville est calme. Les adultes travaillent, les enfants sont à l’école. La vie est suspendue derrière les murs. Une scie, un marteau, un moteur qui pétarade, les bruits disent l’activité qui se déploie dans le repli des rues. En rompant le silence, ils dissipent l’impression angoissante de se trouver dans un lieu désert. Car la ville est peuplée de fantômes. Ils marchent, invisibles, aux côtés des vivants. Ils les accompagnent de leurs frôlements insensibles, et la ville se déploie avec eux dans le temps. La rivière, autrefois, en traversait le centre, avant d’être canalisée. La grande mercerie n’a pas changé, elle a survécu aux bombardements et aux incendies. Le beffroi a été reconstruit, l’ancien n’était pas aussi élancé. A proximité, le nouveau monument aux morts rend un hommage commun aux soldats de la première puis de la seconde guerre mondiale. Les démolitions-reconstructions ont été innombrables. Pendant que les habitants meurent et que des enfants naissent, la ville poursuit sa métamorphose autour des grands axes de son identité…

     Image fixée, celle de la cour d’une maison recouverte d’un amas de briques rouges qui provenaient de la démolition d’une cheminée d’usine. Des briques de récupération qu’il fallait nettoyer, débarrasser des joints de ciment restés collés… De l’autre côté, les jardins encore en friche des maisons qui venaient d’être construites, et plus loin, au-delà du nouveau quartier, une étendue de champs qui séparaient les faubourgs du Nord et de l’Est, elle-même traversée par une ligne de chemin de fer où circulait le Calais-Bâle… trépidation du sol et de l’air que la vitesse du train déplaçait, flèches de lumière à travers les vitres des compartiments, sifflement du train qui ne ralentissait pas en traversant la gare, voyageurs propulsés dont les silhouettes étaient devinées plutôt qu’entrevues, territoire glissant d’un ailleurs impossible à localiser, filant comme l’éclair sur des rails plantés à seulement quelques centaines de mètres de la cour… A l’opposé, côté rue, au rythme de la vie quotidienne, la porte qui s’ouvre ou qui se ferme, le passage du facteur ou du laitier, les allers et retours entre le logis et l’école pour les enfants, l’usine pour le père, l’atelier de confection pour la mère… Et dans la cour, position assise en tailleur à même le sol, poids du marteau et du burin entre les mains, précision des gestes, gravité de la tâche!… il ne fallait pas les casser, les briques nettoyées formeraient de nouveaux murs pour la maison…

     Un lilas est adossé contre le mur branlant de la maison voisine. Son feuillage adoucit les angles coupants de la cour. En été, ses fleurs et son parfum grimpent vers le ciel. Pour l’apercevoir, il suffit de lever les yeux, le regard se perd dans le bleu ou le gris, une rêverie prend la forme d’un nuage, le pépiement d’un moineau rend le monde léger, les mains lâchent le burin et le marteau… Le morceau de ciel encadré par les cheminées fait penser à une page ou à la surface lisse d’un tableau noir qui ne serait pas noir… Des histoires infinies pourraient s’écrire comme dans un livre ou se voir comme un film au cinéma… La caméra montrerait des personnages dans une cour. Celle-ci ne serait d’abord qu’un point minuscule indifférencié d’une multitude d’autres points scintillants comme des étoiles dans le cosmos… Le point grossirait ensuite à une vitesse fulgurante avant de se stabiliser dans sa forme carrée et ses véritables proportions…

(A suivre…)

Index des contributeurs

Sous la voûte du ciel, impressions

Proposition 6/Atelier d’écriture de l’été 2017  Tiers Livre/18 secondes

Nuit claire. Quelques nuées seulement entre lesquelles apparaissent les étoiles. Au loin, pointillé orange d’une route ou d’un alignement d’habitations, entre les enseignes lumineuses bleues, rouges ou vertes des zones commerciales éparpillées dans la banlieue proche. Clignotement des feux de position rouges d’un parc d’éoliennes…

Le CD introduit dans le lecteur semble de mauvaise qualité. Éjection, suivant. Mozart, ou Tchaïkovski?… Les applaudissements crépitent, le concert avait été enregistré le … imaginer, revoir le chef en train de saluer… faire partie de nouveau, ou rétrospectivement, du public admiratif qui anticipe le plaisir que l’orchestre, conduit par… est sur le point de lui procurer!… Silence… Le silence qui s’est instauré après les applaudissements est suspendu à la pointe de la baguette de l’immense chef  X vénéré par le public…

La voiture glisse sur l’asphalte. Peu de véhicules circulent à cette heure tardive. Instants suspendus à une dimension du monde qui semble irréelle… Quelques notes claires brillent comme des étoiles à travers le rideau de silence qui glisse lentement sur ses rails, points d’or ou d’orgue dans l’océan de la nuit… La voiture tangue comme un bateau ivre…

Un vent de violons secoue les notes solitaires du pianiste. Les voiles claquent et se tendent, la symphonie prend son envol… Le flux sonore emplit l’habitacle, plus rien d’autre n’a d’importance.

La vue est panoramique, rien n’arrête vraiment le regard hormis les étoiles dans le ciel et les lumières au loin qui traversent la nuit. La voiture semble s’enfoncer dans l’infini comme le son s’élève au plus haut de la plénitude musicale…

Tout peut s’arrêter, tout s’arrêtera. Pourquoi ce sentiment d’éternité en se laissant emporter par la musique et le roulement de la voiture sous la voûte du ciel à peine obscurci?

Silence… Les instruments de l’orchestre se sont tus… Léger malaise dans l’attente de la suite… Quelques notes, enfin, s’élèvent à nouveau comme arrachées au vide sidéral, sidérant… Le soliste se bat contre l’inanité sonore. Tente d’arracher au néant une note ultime qui lui serait refusée. Les cordes du violon sollicitées par l’archet frissonnent et tremblent jusqu’à l’épuisement… jusqu’à la dissonance obtenue soudain d’une main devenue ferme qui corrige progressivement le son étrange venu des abysses en cherchant à atteindre le Graal musical… Le miracle a lieu. L’émotion me submerge…

 

Fantôme de soi écrivain

Proposition 5/Atelier d’écriture de l’été 2017 Tiers Livre

     Elle aurait aimé écrire un livre sur lui. Lui! Sans doute à la source de l’effroi! Lui avec lequel elle avait cru ne rien avoir en commun! Lui, le silencieux, le taciturne, le personnage douloureusement effacé dont la silhouette fantomatique avait pourtant saturé ses souvenirs!… Il lui semblait aujourd’hui avoir entendu ce qu’il taisait, comme si elle avait eu l’intuition de ses aspirations cachées. Elle se souvenait que le soir, après l’usine, il plongeait souvent la tête dans un gros livre qu’il avait rapporté de la bibliothèque municipale. La maison devenue silencieuse bruissait des pages tournées. L’enfant ne savait pas encore lire mais souhaitait déjà répondre à cet appel des pages. Quelle était l’origine de la fascination exercée sur l’adulte qui les tenait entre les mains? Mystère aiguillonnant qui deviendrait sans doute une raison de vivre… Lui se consumait jour après jour dans l’espoir toujours repoussé de réaliser ses rêves. Ses yeux dans le vague contemplaient un horizon lointain qui menaçait de rester à jamais inaccessible. Elle devenait triste de la tristesse qu’elle devinait en lui. Comment l’aider?… Peut-être en fronçant les sourcils comme lui dans la posture du lecteur?…

     Ouvrier d’usine pendant la journée, il repartait le soir jouer de la musique dans des endroits aux noms mystérieux dont les sonorités se déployaient en lettres d’or, comme le mot théâtre. Un jour, il avait confié qu’il ne pouvait pas s’empêcher d’entendre les notes composer des mélodies dans sa tête. Ses paroles rares résonnaient curieusement au milieu d’un silence assourdissant. Car ce musicien étrange ne possédait pas d’instrument dont il aurait pu jouer chez lui. De sa vie nocturne, elle n’avait jamais vu qu’un ou deux archets qu’il enduisait de colophane avant de les ranger dans une sacoche. Le silence avait donc été la première initiation de l’enfant à la musique comme à la lecture, et par voie de conséquence à la littérature… Le silence plantait le décor, ou plutôt l’envers du décor?… Dans le vacarme de l’atelier de l’usine qui le retenait prisonnier pendant le jour, le musicien était réduit au silence. Mais pendant que les navettes des métiers à tisser faisaient entendre leur bruit de fouets, il écoutait malgré tout les notes chanter en lui dans le silence intérieur dont on ne pouvait pas le priver. De lui, elle n’avait hérité que des manques. Celui de ses partitions non écrites dont elle ne pourrait jamais retrouver les notes… et celui de toutes les histoires qu’il avait eues sur le coeur sans pouvoir les partager…

     Vers la fin de son enfance, la littérature avait été une évidence, comme la chaleur du soleil, la clarté de la lune ou le chant d’un oiseau. La beauté sans cesse renouvelée de la nature ne suscite-t-elle pas le chant et tenter de répondre à cet appel n’est-il pas naturel? S’initier au chant des autres et y joindre sa petite voix répondait pour elle à un besoin. Et quand on lui avait demandé à l’école quel métier elle voudrait exercer plus tard, elle avait déclaré spontanément et sans anticiper les rires qui accueilleraient sa réponse, « écrivain ». Découverte d’une forme d’étrangeté… A l’innocence de l’enfance avaient succédé une certaine forme de romantisme, le sens du tragique, le sentiment de l’absurde. Mais la vérité se dévoilerait plus tard: en réalité, l’effroi de l’enfant face au monde avait été premier, et son occultation avait provoqué les pires ravages… La suite est difficile à raconter. La vie passe… et parfois (souvent?), on se sent étranger à sa propre vie…

     Il ne resterait d´elle que ces maigres confidences retranscrites juste avant sa mort sur le site d’une petite maison d’édition qui avait publié deux ou trois de ses récits, et de lui une silhouette à peine esquissée d’artiste ou de poète empêché…

Mon pauvre ami!

  Ce texte est ma contribution n°4 à l’atelier d’été 2017 de François Bon

     Creton! Vous ne connaissez pas l’histoire de Creton? Son « story-telling », comme on dit de nos jours? Je ne peux pas le croire!… Vous auriez échappé à la multiplication des interviews qui lui ont été accordées, aux émissions de télévision qui lui ont été consacrées? Est-ce possible?… Évidemment, vous connaissant… On aime se retirer à la campagne, à l’écart du monde, dans le calme et la solitude propices à la méditation! Ah, vous êtes incorrigible, mais nous vous aimons bien quand même, mon cher Alceste! Allez, nous allons vous raconter l’histoire de Creton. Non, pas Crétin! Creton! Vous ne savez donc pas que c’est l’homme le plus intelligent du monde? Cette particularité essentielle de notre personnage n’est même pas parvenue jusqu’à vos oreilles? Mon pauvre ami, mais vous êtes irrécupérable!… Remerciez-nous au moins, nous allons vous offrir un cours de rattrapage, vous aurez l’air moins sot dans les salons!  Creton est la coqueluche du Tout Paris. Et son pouvoir de séduction va bien au-delà! Il est désormais connu dans toutes les capitales du monde! Son nom est un Sésame. Dites « Creton » et toutes les portes s’ouvrent! Il a un « Je ne sais quoi », les femmes le trouvent très beau, savez-vous, non, vous ne savez pas, vous ne savez rien, mon pauvre ami… le fait est qu’il est charmant avec sa petite mèche bouclée qui lui retombe sur le front et ce sourire éclatant que les marques de dentifrice pourraient utiliser pour leur publicité! En fait, il réussit parce qu’il a tout compris. Il a saisi comme personne avant lui que nous vivions à l’ère du marketing et que tout s’achète! Par conséquent, tout se vend, comprenez-vous? Saisissez-vous ce qu’il y a de génial dans cette perception des relations humaines, de la vie sociale en général et de la politique en particulier? Et pourtant, il vient de loin, ce petit Creton! Il est presque né pauvre dans une région sinistrée du Nord de la France! Saviez-vous que c’est un provincial comme vous? Mais non, vous ne saviez pas, il faut tout vous apprendre!… Parfaitement, jusqu’à ce qu’il suive des études à Paris, c’était un provincial comme vous, mais, sans vous vexer, il a été capable, lui, de monter à Paris et de ne pas se satisfaire d’une petite vie misérable en suivant les traces, certes honorables mais très limitées, de sa famille! Il avait de l’ambition!… Comment? Que dites-vous? Il y a ambition et ambition?… Vous ne pouvez pas vous en empêcher, vous cherchez la petite bête, vous chipotez, vous dénigrez, vous êtes de mauvaise foi et vous m’agacez… Ouvrez les yeux! Regardez autour de vous! Nous vous aimons tellement, mon cher Alceste, faites un effort, que diantre!… Vous savez bien que le monde a changé et que nous avons besoin de sang neuf! Ce n’est quand même pas vous faire injure que de considérer que vos façons de penser sont périmées! Nous toutes et tous, ici, et sans vouloir vexer personne (surtout pas Elisabeth qui fait si jeune!) nous avons à peu près le même âge, or, il n’y a que vous, Alceste, pour refuser aussi furieusement de vous mettre à la page!… Ce n’est pas bien de vous fermer ainsi à l’intelligence de la modernité et de rester volontairement out, vous nous faites de la peine!… Acceptez de mettre votre logiciel à jour!… Vous verrez, ce petit Creton ira loin, il est in, lui!…

 

Engrenage

  Ce texte est ma contribution n°3 à

l’atelier d’écriture de l’été 2017 de François Bon

     Elle a essayé de leur expliquer, ils ne l’ont pas écoutée, elle les a suppliés, ils lui ont dit qu’il fallait y penser avant, mais c’était justement ce qu’elle avait essayé de leur faire comprendre, avant, tout ce qui l’avait entraînée dans cette galère, l’enchaînement implacable des circonstances qu’elle aurait voulu pouvoir briser, le sentiment de honte et d’injustice sans nom qu’elle éprouvait à se trouver là, bredouillant, bafouillant comme une enfant, incapable de se faire entendre car ils ne veulent pas l’écouter, leur hostilité est manifeste, leurs regards goguenards ou froidement indifférents la jugent et la jaugent sans aucune bienveillance, elle ne pèse plus rien, elle ne vaut plus rien, elle voudrait disparaître dans un trou de souris mais elle se trouve au milieu de la pièce, au centre de tous les regards, il n’y a aucune échappatoire, pas le moindre pan d’ombre, son visage est nu, ses interlocuteurs pourraient y lire le récit de sa vie s’ils avaient un peu de coeur, et leurs yeux se voileraient de larmes au fur et à mesure qu’ils prendraient connaissance des malheurs inscrits sur ses traits fatigués, leurs paupières se baisseraient pudiquement, ils cesseraient de la dévisager comme un animal de foire, ils lui parleraient doucement, lui demanderaient avec compassion de compléter son récit pour en faire état dans les moindres détails en écrivant leur rapport, prendraient des notes en hochant la tête d’indignation – Comment cela est-il possible! A notre époque! En France! Au pays des droits humains! –  ils déclareraient vouloir alerter les plus hautes Autorités de l’Etat pour que Justice soit faite, et ainsi la vraie justice, celle que laisse espérer la devise de la République au fronton de la mairie ou de l’école des enfants – Liberté, Égalité, Fraternité! – serait rendue avec humanité, non seulement on lui accorderait les circonstances atténuantes, mais on s’excuserait d’avoir pu la croire coupable, car on ne peut pas être coupable, n’est-ce pas, de vouloir nourrir ses enfants, elle n’est pas dans le déni, elle a commis un délit, mais est-il vraiment impossible de se mettre à sa place?… elle n’avait rien prémédité, elle n’avait pas prévu la tournure dramatique des événements, elle n’avait pas imaginé une seule seconde qu’elle vivrait ce cauchemar, elle avait pris son sac comme d’habitude, elle avait dit aux enfants qu’elle partait faire quelques courses et recommandé aux plus grands de faire attention aux petits, mais, juste avant, elle avait ouvert le frigo vide, et juste avant encore, elle avait perdu le tout petit boulot au noir (oui, au noir, encore un délit!) qui lui permettait de joindre les deux bouts… à l’école, on lui avait fait connaître l’histoire de Jean Valjean, de Fantine et de Cosette, elle s’en était souvenue en avançant vers le supermarché… il n’y aurait pas de rentrée d’argent avant le versement des allocations, pas avant une dizaine de jours… les enfants avaient réclamé un bon repas et le frigo était vide… elle avait agi comme une automate, elle n’avait pas réfléchi, elle était comme étrangère à elle-même, elle n’avait pas pensé qu’elle serait considérée comme une criminelle et conduite au poste de police menottes aux poignets…

L’escalier

  Ce texte est ma contribution n°5 à l’atelier d’hiver de François Bon

     Nous sommes des dizaines de petits corps qui se pressent les uns contre les autres dans ce grand escalier qui nous conduit au-dessus de nous-mêmes, là-haut, dans l’univers des grandes personnes dont la tâche est de nous expliquer le monde en se mettant à notre portée, petites tables et petites chaises, l’univers des classes, je suis dans la plus petite, je viens de l’école maternelle, pas de bien loin, une porte presque à côté, il n’y avait pas d’escalier, ici, tout est différent, plus grand, plus inquiétant, la voix intimidante de la directrice nous commande de nous calmer et de faire moins de bruit en montant ou en descendant, selon l’heure de la journée, cet escalier imposant qui bifurque au moins trois fois avant de déboucher sur un long corridor… aujourd’hui, c’est la première fois, je m’en souviendrai toute ma vie, quelques instants seulement et puis toute une vie, comme c’est étrange, le temps que nous passons à vivre, je ne m’y ferai jamais à ce grand escalier de la vie qu’il faut sans cesse monter ou descendre, monter, descendre… aujourd’hui, c’est-à-dire maintenant, pas l’aujourd’hui de l’autrefois quand pour la première fois je montais cet escalier qui me conduisait dans la classe du cours préparatoire, aujourd’hui, c’est-à-dire en ce moment, un moment d’écriture qui me fait arpenter l’espace de ma vie avec ses hauts et ses bas, aujourd’hui, je descends l’escalier de mon existence et j’ai un peu peur comme au tout début… mais comme ce jour-là, quand pour la première fois je m’élevais péniblement vers les hauteurs du savoir auquel l’école avait pour mission de nous faire accéder, il y a si longtemps que je devrais l’avoir oublié,  j’essaie de ne pas avoir peur…  on entendait le martèlement de nos pas sur les marches, nous comme un troupeau, où étaient les chiens de berger?… la directrice de l’école élevait la voix comme pour nous emmener vers des cimes insoupçonnables, et ses ordres cherchaient à canaliser notre poussée désordonnée entre le mur et la rampe… je me sentais bousculée, ballotée, prise dans une nasse, je ne voyais rien au-delà des corps qui m’entouraient de toute part au risque de m’étouffer, mes jambes se pliaient et se dépliaient mécaniquement pour monter les marches comme si j’étais devenue une marionnette dont on tire les ficelles ou comme si les mouvements de mes voisines (l’école de l’époque n’était pas mixte!) me propulsaient en avant sans que je le veuille, je regardais mes pieds par peur de trébucher, si je tombais, la foule de mes semblables pouvait me piétiner à tout moment! L’expression de mon visage était peut-être celle d’un personnage de Munch, j’imagine à distance mon visage effrayé et les cris qui ne parvenaient pas à sortir de ma gorge… La montée est périlleuse et les secondes interminables, il faut gagner notre statut de grandes et nous armer de courage pour affronter les épreuves qui ne manquent pas de nous attendre quand nous aurons franchi le palier et traversé le corridor pour atteindre notre classe, nous avons laissé pour toujours derrière nous, au bas de l’escalier, nos enfances innocentes (nous sommes sur la Terre depuis si peu de temps!), nous devons apprendre à vivre et la tâche est terrifiante, je ne me sens pas à la hauteur… Je ne me sentirai jamais à la hauteur… J’éprouve le sentiment étrange de ne jamais avoir quitté cet escalier, d’être restée entre deux mondes, de ne rien avoir appris, de ne pas avoir réussi à mériter le monde idéal qui nous avait été promis si nous étions bien sages, de vivre un mauvais rêve, de ne plus pouvoir descendre mais d’être incapable de monter…

Trajet, petites tragédies

(suite…)