François Bon

Le long silence de la neige

Ce texte est ma contribution n°1 à l’

Atelier d’écriture de l’hiver 2016 de François Bon sur Tiers Livre

     La terre est rarement très sèche; les véhicules creusent des ornières qui se remplissent d’eau; il faut marcher sur les côtés, poser les pieds sur des touffes d’herbe, s’efforcer de tenir en équilibre de l’une à l’autre en évitant que la boue gluante asperge les habits au moindre faux-pas; le chemin monte  jusqu’aux remparts de l’ancienne forteresse, puis il cède la place à une chaussée étroite faite de gros pavés inégaux sur lesquels rebondissent les carrioles; de toutes petites maisons construites dans le mur d’enceinte encadrent l’entrée du village en forme d’arche; elle habite dans l’une d’elles, désormais vieille et seule; lui… Maurice Leleu… on ne pense pas à un loup en le voyant, plutôt à un ours, un gros ours patibulaire… il continue d’habiter dans la maison isolée desservie par le chemin à l’écart du village; l’hiver, l’endroit est sinistre; quand il gèle et que le chemin est glissant comme une patinoire, impossible de monter au village; les provisions viennent toujours à manquer; il faut parfois se risquer à sortir; on pourrait mourir sans que personne ne s’en rende compte; l’été, on aperçoit dans les prés la silhouette furtive d’un vieux berger à la barbe aussi fleurie que celle de ses moutons; au printemps, la camionnette jaune du facteur recommence à brinquebaler sur les chemins; et le motoculteur rouge du garde-champêtre se déplace le long des haies pour les tailler; la vie reprend quelques couleurs après le long silence de la neige; les abeilles bourdonnent; l’air alentour sent bon; on se couche dans l’herbe au soleil; les yeux sont au niveau des fleurs des champs taquinées par les insectes; on admire le vol d’un papillon; on s’étonne de l’activité fébrile d’une cohorte de fourmis; on les regarde aller et venir dans un mouvement qui semble perpétuel; on se laisse aller à philosopher sur la nature des êtres; à la pointe de l’instant, dans la torpeur de l’été, on croirait volontiers que la vie est paisible; au loin, on entend des flonflons; on se relève pour aller à la fête du village; on secoue ses habits; il en tombe des brindilles et de la terre; le chemin est sec; on a déjà envie de danser; la montée est rude mais on est jeune; on marche sur les traces de tous les jeunes gens et jeunes filles qui se sont rendus sur la grand-place pour s’amuser autour du feu de la Saint-Jean; on ne voit pas leurs fantômes; on ne les voit pas guetter à chaque coin et recoin de chacune des rues; on ne les voit pas dévisager les nouveaux venus avec un mélange effrayant d’envie et de pitié; on n’entend pas leurs lamentations, leurs plaintes, leurs cris et leurs sarcasmes; les flonflons se rapprochent; l’excitation est à son comble; la musique s’unit à la danse; le vin coule à flots; la vie, à cet instant, se confond avec l’ivresse et la danse; les fantômes n’existent pas ou sont insignifiants; la jeunesse est une force qui les tient à l’écart; mais, déjà, la fête se termine; les vieux à leur fenêtre ont convoqué les fantômes pour regarder s’égayer la foule; elle se souvient; tout est allé si vite; le mouvement perpétuel de la vie est implacable; il a tout emporté et tout détruit sur son passage; les fantômes qui l’accompagnent lui apportent un peu de réconfort; son coeur à lui est gelé; l’ours, ou le loup, est devenu lui aussi vieux et malade; pourquoi s’obstiner à vivre comme une bête, là-bas, dans la maison isolée; ceux qui étaient sous sa domination, autrefois, sont en embuscade; on les devine prêts à tirer; on ne sait plus de qui ou de quoi on a le plus peur…

Entendre des voix

  Eté 2016: l’atelier d’écriture de François Bon

     Silence… absence insoutenable d’une quelconque réminiscence de la matérialité de leurs voix… cinéma muet des séquences de vie dans lesquelles ils apparaissent sur l’écran déficient de ma mémoire aléatoire… je distingue à peine leurs lèvres de fantômes… j’ai perdu le son de leur histoire, et avec leur souffle, un peu du sens de la mienne… que reste-t-il de nos amours?… le temps s’en va et les emporte, nos pas s’effacent à la surface de la terre… eux sont redevenus poussière d’étoiles, l’écran du ciel, la nuit, exalte leur souvenir… et je crois entendre le grelot de leur rire… Les techniques de conservation de la voix n’étaient pas encore banalisées, je n’ai d’eux que quelques photographies, aucune vidéo, pas le moindre document sonore… Je me concentre… j’essaie de faire le vide en moi de toute perception autre que ce qui remonterait du plus profond de mon passé… je les invoque, je fais appel à leurs voix… silence… je suis devenue sourde… le silence de leurs voix est blanc… j’aimais, enfant, que les sons soient amortis par la neige!… j’aime qu’ils n’envahissent pas mes rêveries intérieures… aurais-je chassé leurs voix de mes pensées sans m’en rendre compte?… les sons, dans la vie de tous les jours, m’agressent… je sens au fond de moi une sorte de détresse… entendre leurs voix d’avant déclencherait peut-être une émotion si forte qu’elle me déstabiliserait… comme ce face à face imprévu récent avec quelques mots écrits d’une main qui m’avait été si chère… Leurs voix, et avec elles une somme infinie de perceptions qui avaient constitué nos vies d’alors, sont vraisemblablement gravées avec la précision d’un matériel de très haute qualité sur le disque dur de ma mémoire et me seraient restituées intactes si je n’avais pas perdu le code d’accès… si je n’avais pas jeté la clé de la boîte à musique de leurs voix quelque part, il y a très longtemps, dans les eaux profondes de l’oubli…

La sauvageonne

Eté 2016: l’atelier d’écriture de François Bon

     Là… chemin de terre aux talus piquetés de petites fleurs sauvages… la sauvageonne… elle habitait avec sa mère dans une masure branlante cachée au fond d’un bois éloigné du village… Les rumeurs et les fables alimentaient les jeux des enfants qui avaient ou faisaient semblant d’avoir peur de s’approcher de ces êtres qui ne paraissaient plus avoir figure humaine aux yeux mêmes des adultes… Les conversations des hommes accoudés au comptoir du café ou des femmes sur la place du marché entretenaient le feuilleton des ignominies auxquelles étaient censées se livrer les deux pauvres femmes… On disait que la mère était une sorcière et que la fille était envoûtée… on disait qu’elles jetaient des sorts à quiconque se trouvait sur leur chemin… on disait qu’elles venaient d’un pays lointain peuplé de romanichels… on disait tant et tant de choses… on chuchotait qu’elles avaient tué un homme et séquestré des enfants… Or, ce jour-là… à cet endroit précis du chemin de terre qui serpentait dans la direction du bois maudit… la vapeur s’élevait de la terre, des rideaux de brume enveloppaient les pensées rêveuses… l’espace traversé n’était plus tout à fait réel… comment démêler le vrai du faux quand le pouvoir de l’imagination produit des sensations aussi intenses?… Elle était là, printemps de Botticelli, parée de colliers de fleurs, penchée sur les talus du chemin pour y cueillir les corolles qu’elle fixait dans sa longue chevelure blonde, nimbée d’or et d’argent sous l’effet de la réfraction de la lumière dans la rosée du matin… et quand elle se relevait, son visage mêlait le rose de son teint au bouquet champêtre qui se déplaçait autour d’elle entre les bords du chemin… Les papillons embrassaient ses cheveux, les oiseaux voletaient à ses côtés, on croyait entendre la musique des anges… comme si la sauvageonne, portée par l’un d’eux, venait de descendre du ciel… Car c’était bien elle. On l’avait vue se diriger vers la masure et offrir une brassée de fleurs à la vieille femme qui lui ouvrait la porte… on avait alors reconnu ses haillons et cru saisir à la volée le regard méchant de la vieille…

Artaud en juste cent mots

  Eté 2016: l’atelier d’écriture de François Bon

     La peur laboure le ventre, le cœur est en miettes, les voix vocifèrent, un marteau martèle, des clous s’enfoncent, la tête explose, la raison vole en éclats, la maison s’écroule, les puissances tutélaires se fracassent… combat innommable… la respiration s’arrête, le sang se retire, les membres se raidissent, une force inconnue cloue le corps sur place… beauté cruelle d’un bloc de marbre… matière inerte à la merci des coups… un sculpteur malfaisant s’empare des choses et de la vie pour les détruire… faire le mort… les pieds s’enracinent et le corps se recroqueville… survivre ?… espoir fou/foudroyé… la mort, ce visage ?…

Notes sur ma table de travail

   Eté 2016: l’atelier d’écriture de François Bon

     Ma table de travail n’est nulle part ou partout… n’importe où… ma table de travail est le plus souvent une tablette, qui a pris le pas sur l’ordinateur portable que déjà je trimballais presque partout… encore plus portable, plus légère, plus discrète, presque transparente, juste ce qu’il faut comme écran réflexif entre le monde et moi… derrière le paravent de cet écran, je rêve, je divague, je ramasse les forces de ma pensée, je fais venir au jour des mots, je forme des phrases, je les efface, je recommence… et je n’écris plus jamais seule… car à tout moment et d’une simple pression de mes doigts sur l’écran tactile, je sors de mon texte et le glisse vers les fenêtres ouvertes de mes ami-e-s présents sur les réseaux du web… ils et elles me liront, je le sais, avec attention et passion, avec le sentiment de vivre une relation intense à l’écriture, la sienne, celle des autres, frères et sœurs reconnaissables entre mille à cette incroyable profondeur de l’être qui les rend étonnamment si légers… Depuis l’invention du web, le lecteur et le scribe tiennent plus que jamais le monde entre les paumes de leurs mains… tels le penseur de Rodin, ils s’abîment dans sa contemplation, courbent le dos devant la monstruosité de ses imperfections, tentent parfois un geste ou un regard pour arrondir quelques angles… l’engagement consiste à suivre une ligne partie de je ne sais où pour une destination hautement improbable ; seul compte le chemin, la ligne… et le paysage qui se dessine, ligne après ligne… Je ne suis pas capable de dessiner sur une tablette… je n’ai pas encore appris… je ne sais d’ailleurs pas très bien dessiner… il m’arrive de manipuler des craies de couleurs, des bâtonnets de pigments friables qui abandonnent leurs poussières colorées sur des supports qui ne sont pas virtuels… je m’installe alors sur un coin de table, n’importe lequel, du moment qu’il est abondamment éclairé, de préférence par la lumière du jour… je malaxe les couleurs, j’obtiens des fondus, il est rare que mes dessins soient précis… je suis devenue myope il y a très longtemps, je suis habituée à cette façon de voir, j’aime que les frontières ne soient pas clairement délimitées… mes dessins ne sont jamais terminés mais, à un moment donné, ils me plaisent assez pour que je décide de les prendre en photo et de les rendre virtuels à leur tour, pour les offrir ainsi en partage, comme les textes que je mets en ligne, à qui veut bien les lire ou les regarder…