adulte

Damnés de la terre

Nous étions si fragiles…

    Comment transformer l’or en plomb?! Nous l’avons fait, nous avons réussi cette métamorphose diabolique! Nous étions les élus, nous sommes devenus les damnés de la terre… Je voudrais tant me réveiller, ou mourir en dormant et renaître dans un rêve, vous embrasser, vous, tous ceux et celles que j’aime, France, ma grand-mère chérie, et cette arrière-grand-mère que je n’ai pas connue mais qui revivait si bien dans les mots de France, France qui continuait d’y croire malgré tout, qui ne désespérait de rien, que j’ai vue mourir en 2036 dans une relative sérénité… Que savait-elle vraiment? Que pensait-elle au fond d’elle-même? Je l’avais regardée avec les yeux d’une enfant et continué de l’écouter à travers le filtre de son amour pour moi. Elle ne se dérobait pas et je croyais qu’elle ne me cachait rien car ses paroles étaient toujours vraies, je ne savais pas qu’il était possible de chercher à protéger ses proches en gardant pour soi les aspects les plus durs de la réalité… Elle déployait à mon égard une pédagogie bienveillante qui m’avait mise en confiance depuis ma toute petite enfance, mais il y avait bien plus que cela dans le lien qui m’unissait à elle, bien plus que l’ascendant exercé sur moi par une adulte de cette qualité, bien plus que la relation naturelle entre une petite fille et sa grand-mère… Au sein de cette évidence que constituait l’affection que nous avions l’une pour l’autre, il y avait comme une sorte de mystère… Comment expliquer l’amour?

Le pays de Martens

    Ce qu’il nous semblait malgré tout être un délire (qui n’excluait pas la manipulation) était bien construit. Martens disait que la mort tragique de ses parents tombés tous les deux alors qu’ils accomplissaient une mission mandatée par les plus hautes autorités de l’Etat lui avait ouvert les portes des institutions les plus prestigieuses. Il aurait été recueilli par la famille d’un grand administrateur qui avait un fils du même âge, Walter, auprès duquel, en totale complicité (il mourait d’angoisse aujourd’hui depuis sa disparition), il aurait vécu une enfance heureuse, une adolescence sans problème grave, seulement les petites histoires classiques de cet âge où l’on veut conquérir sa place dans le monde des adultes. Tous deux auraient fait de brillantes études qui les destinaient à occuper des fonctions importantes au sommet de l’Etat. De quel pays s’agissait-il? Jean-François Dutour sommait Martens de le nommer, de le situer sur une carte. Notre affabulateur détournait la tête, levait une main vers le ciel, fermait les yeux, plissait le front, haussait les épaules, se recroquevillait sur sa chaise, finissait par murmurer qu’il ne dirait rien de plus, qu’il n’avait pas, qu’il n’avait plus confiance… Jean-François tapait du poing sur la table, s’étranglait de rage – on tournait en rond, ce n’était plus possible! – et finissait par l’envoyer réfléchir pendant quelques jours au cachot.

Au commencement

Atelier d’été Tiers Livre 2019

     Fragilité du bâtonnet friable, cassable, tenu entre le pouce et l’index en prolongement des doigts, comme un crayon, un stylo ou un pinceau, pour extérioriser la pensée et le désir d’exprimer le monde, les couleurs du monde, l’éclat du monde, la beauté du monde, le premier matin du monde, les fragilités du monde, les petites constructions humaines blotties dans les interstices du monde, l’immense du monde et son mystère insondable, ses sources de lumière et ses zones obscures, la neige éternelle au sommet des montagnes, le surgissement infini des vagues de l’océan, les vastes prairies, les nuages dans le ciel, les moindres variations de la lumière reproduites par la fine poussière crayeuse des bâtonnets de pastel!… A la source de l’enfance, les premières craies du tableau noir, blanches ou de couleur, les doigts qui dessinent des formes ou tracent des lignes d’écriture en tapotant le support rigide, l’éponge qui efface, les frises de lettres tracées au crayon de bois sur les pages du premier cahier, mots initiaux, premiers pas de l’écriture, le moi se découvre agissant sur le monde en écrivant-dessinant, couple indissociable de l’écriture-dessin, magie de la phrase ou de l’image se faisant-défaisant, les mots et les couleurs re-créent le monde, émotion première de l’enfant émerveillé qui ressaisit l’adulte quand ses craies de pastel déposent leurs pigments sur le support granulé qui les accroche… Le dessin ou le texte en devenir suspendu dans le vide d’une page blanche ou d’un support monochrome se couvre peu à peu d’assemblages de mots ou de poussière colorée, un nouveau monde est en gestation, des étoiles, des planètes et des soleils prennent forme, un vent intersidéral fait valser la poussière, du chaos émerge des harmonies de sons ou de couleurs dévoilées par la danse d’un simple bâtonnet tenu entre les doigts…

Fantôme de soi écrivain

Proposition 5/Atelier d’écriture de l’été 2017 Tiers Livre

     Elle aurait aimé écrire un livre sur lui. Lui! Sans doute à la source de l’effroi! Lui avec lequel elle avait cru ne rien avoir en commun! Lui, le silencieux, le taciturne, le personnage douloureusement effacé dont la silhouette fantomatique avait pourtant saturé ses souvenirs!… Il lui semblait aujourd’hui avoir entendu ce qu’il taisait, comme si elle avait eu l’intuition de ses aspirations cachées. Elle se souvenait que le soir, après l’usine, il plongeait souvent la tête dans un gros livre qu’il avait rapporté de la bibliothèque municipale. La maison devenue silencieuse bruissait des pages tournées. L’enfant ne savait pas encore lire mais souhaitait déjà répondre à cet appel des pages. Quelle était l’origine de la fascination exercée sur l’adulte qui les tenait entre les mains? Mystère aiguillonnant qui deviendrait sans doute une raison de vivre… Lui se consumait jour après jour dans l’espoir toujours repoussé de réaliser ses rêves. Ses yeux dans le vague contemplaient un horizon lointain qui menaçait de rester à jamais inaccessible. Elle devenait triste de la tristesse qu’elle devinait en lui. Comment l’aider?… Peut-être en fronçant les sourcils comme lui dans la posture du lecteur?…

     Ouvrier d’usine pendant la journée, il repartait le soir jouer de la musique dans des endroits aux noms mystérieux dont les sonorités se déployaient en lettres d’or, comme le mot théâtre. Un jour, il avait confié qu’il ne pouvait pas s’empêcher d’entendre les notes composer des mélodies dans sa tête. Ses paroles rares résonnaient curieusement au milieu d’un silence assourdissant. Car ce musicien étrange ne possédait pas d’instrument dont il aurait pu jouer chez lui. De sa vie nocturne, elle n’avait jamais vu qu’un ou deux archets qu’il enduisait de colophane avant de les ranger dans une sacoche. Le silence avait donc été la première initiation de l’enfant à la musique comme à la lecture, et par voie de conséquence à la littérature… Le silence plantait le décor, ou plutôt l’envers du décor?… Dans le vacarme de l’atelier de l’usine qui le retenait prisonnier pendant le jour, le musicien était réduit au silence. Mais pendant que les navettes des métiers à tisser faisaient entendre leur bruit de fouets, il écoutait malgré tout les notes chanter en lui dans le silence intérieur dont on ne pouvait pas le priver. De lui, elle n’avait hérité que des manques. Celui de ses partitions non écrites dont elle ne pourrait jamais retrouver les notes… et celui de toutes les histoires qu’il avait eues sur le coeur sans pouvoir les partager…

     Vers la fin de son enfance, la littérature avait été une évidence, comme la chaleur du soleil, la clarté de la lune ou le chant d’un oiseau. La beauté sans cesse renouvelée de la nature ne suscite-t-elle pas le chant et tenter de répondre à cet appel n’est-il pas naturel? S’initier au chant des autres et y joindre sa petite voix répondait pour elle à un besoin. Et quand on lui avait demandé à l’école quel métier elle voudrait exercer plus tard, elle avait déclaré spontanément et sans anticiper les rires qui accueilleraient sa réponse, « écrivain ». Découverte d’une forme d’étrangeté… A l’innocence de l’enfance avaient succédé une certaine forme de romantisme, le sens du tragique, le sentiment de l’absurde. Mais la vérité se dévoilerait plus tard: en réalité, l’effroi de l’enfant face au monde avait été premier, et son occultation avait provoqué les pires ravages… La suite est difficile à raconter. La vie passe… et parfois (souvent?), on se sent étranger à sa propre vie…

     Il ne resterait d´elle que ces maigres confidences retranscrites juste avant sa mort sur le site d’une petite maison d’édition qui avait publié deux ou trois de ses récits, et de lui une silhouette à peine esquissée d’artiste ou de poète empêché…

Si tu savais comme je m’en veux d’être adulte …

Isabelle Pariente-Butterlin

 

… et parfois, ces grosses larmes dont toi seule a le secret, elles commencent à couler, sans qu’on comprenne toujours pourquoi, sans même qu’on ait le temps de réaliser ce qui vient de se passer, ce qui t’a touchée en plein cœur. Si tu savais alors, les reproches que je me fais, et comme je me sens maladroite et brutale, quand ces larmes énormes et transparentes se suivent les unes après les autres, sur l’arrondi de ta joue, soudain en feu.

J’ai des excuses et je n’en ai pas.

Tu sais, c’est toujours comme ça, je rentrais de loin, j’étais fatiguée, je titubais de sommeil, tu étais contente de me revoir, nous avions tardé, repoussé dans les lointains le sommeil, raconté des histoires, encore une autre, toi d’abord, ensuite moi, ri, toutes les trois, échangé des secrets, puis, pourtant je le savais, l’heure avançait, soudain elle m’a rattrapée, je m’étais rendue compte que le jour m’échappait, le monde adulte m’a saisie, avec cette emprise froide et angoissante qu’il sait opposer à tous les élans, parfois, je le sens, quelque chose se resserre, et il n’y a plus moyen de faire autrement, il y avait encore des choses à faire, je ne te raconte pas cela de la vie d’adulte, mais elle est aussi tissée de ces mouvements contradictoires et inverses qui s’annulent et s’éteignent, c’est comme ça, la vie d’adulte, je déteste,

ce n’est pas une excuse.

Je suis partie faire ces choses idiotes qui usent le jour jusqu’à la corde, et qui s’inscrivent dans la série continue des « il faut », « il faut … », opérateur modal de la vie adulte, toute phrase introduite par « il faut » est la phrase asservie d’un adulte qui plie l’échine devant la vie, je les déteste et je déteste plus encore m’entendre les prononcer, et me les opposer toute la journée, là j’en étais à un « il faut » absurde qui devait être de l’ordre « il faut faire la vaisselle et ensuite il faudra que je réponde à mes mails et après il faudrait pas que je me couche trop tard », parce que en général ils ont la perversité de se contredire et de tendre des pièges dans lesquels on tombe.

Et quand je suis revenue, un peu plus tard, parce qu’il y avait des petits bruits que je ne comprenais pas, que je n’identifiais pas, tu m’es apparue, toute petite, minuscule, perdue dans la nuit dont je pensais qu’elle t’enveloppait doucement, ton petit visage dévoré de larmes et crispé sur les oreillers creusés et qui commençaient à être humides, m’a saisie, il est venu se graver dans ma mémoire. Tu pleurais à chaudes larmes, parce que je ne t’avais pas embrassée.

Si tu savais comme je m’en veux d’être adulte …

 

Isabelle Pariente-Butterlin _ Licence Creative Commons BY-NC-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 5 mai 2012.