maison

La maison démolie

     Eté 2016: l’atelier d’écriture de François Bon

     Les grues s’étaient comportées comme des machines de guerre… Elle avait entendu le bruit mat des boulets qu’elles avaient lancés en balançant leur long cou de girafes… les trous s’élargissaient, des pans entiers de murs tombaient… des rideaux de poussière s’élevaient des gravats en voilant les pièces éventrées… un vide étrange apparaissait dans le sens vertical !… une fenêtre battait des ailes, encore accrochée à son support en chute… elle avait suspendu son souffle, comme pour retenir la vie… La gamine tente de m’expliquer… Nous sommes seuls, je ne sais pas d’où elle vient… Elle est si petite !… Je ne suis qu’un vieux marchand de jouets qui tient une boutique sur la plage au bord de l’océan… Depuis que je me suis retiré de la vie réelle, après de longs voyages, je me suis fabriqué un monde en miniature… Peut-être me fait-elle confiance parce que je la regarde comme une poupée ?… Je me tenais sur le seuil quand, de très loin, sa petite silhouette dansante m’a intrigué, je l’ai rejointe au bord des vagues. À mes premières questions, elle a répondu en faisant des pirouettes sur le sable mouillé, puis elle s’est mise à y tracer des lignes avec un bout de bois, et à décorer son dessin avec les coquillages et les galets ramassés sur la plage… J’ai reconnu sa maison, elle m’a fait entrer dans l’intimité de son logis reconstitué… Derrière cette fenêtre-ci ou cette fenêtre-là, sous la lampe de la chambre ou celle de la cuisine, dans un cône de lumière chaude qui réunissait la famille, les histoires entendues jadis, avant la démolition de la maison, continuent de lui fabriquer un abri de paroles qu’elle me donne en partage… Je fais connaissance avec sa mère, son père, ses frères et ses sœurs… Son oncle, un saltimbanque, jouait de l’harmonica, de l’accordéon et de la grosse caisse. Elle se souvient des coups de cymbale. Assise sur ses épaules, elle agitait des grelots pour ajouter leur son à ceux de l’homme-orchestre. Son père jouait du violon, la musique faisait partie des bagages de la famille. Elle me raconte par bribes son odyssée, je crois comprendre qu’elle a traversé le monde d’Est en Ouest, et je pense à mes propres voyages qui se déroulaient en sens inverse, d’Ouest en Est… nous aurions pu nous croiser… elle est là aujourd’hui devant moi, toute seule, comme une apparition, comme une hallucination… J’ai déposé ma veste sur le sol pour en faire un tapis moelleux qui nous isole de l’humidité du sable. Attirée par la chaleur de mon pull, elle se blottit contre moi. Chez elle, autrefois, on s’allongeait sur des coussins pour déguster de délicieux gâteaux… Tandis qu’elle me parle, son logis prend forme… Je l’accompagne d’une pièce à l’autre, j’ouvre puis je referme les portes, monte un escalier, traverse un couloir, entre dans une chambre, ouvre une fenêtre, ferme des volets… un nouvel escalier me conduit au grenier, je redescends jusqu’à la cave, en profite pour remplir un seau de charbon, remonte dans la cuisine… elle me précède en évoquant ou plutôt en invoquant (peut-être même en les convoquant) des personnages-fantômes qui s’installent peu à peu à la place qu’ils occupaient autrefois… La petite entre en imagination dans une maison qui n’existe plus, ses yeux continuent de voir des objets disparus, emportés par les habitants au moment de leur fuite ou broyés en même temps que les murs qui s’écroulaient… sa voix redonne la parole à des personnes absentes ou mortes qui reprennent vie, leur présence à nos côtés est presque palpable, j’esquisse le geste de les interpeller, je perds le sens de la réalité… La plage où nous sommes assis est déserte, la brise du soir nous caresse le visage, l’océan nous offre en fond sonore la pulsation de son ressac… J’écoute l’enfant avec une profonde attention, je laisse sa voix fluette me guider vers des régions inconnues… Mon coeur ne bat plus pour personne depuis si longtemps !… Quand la petite se tait, je la regarde avec inquiétude. Elle se perd dans des pensées tristes que je voudrais pouvoir effacer de la main sur son front… On dirait qu’elle ne trouve plus les mots de son histoire, et je l’appelle ma petite muette… son regard qui suit le vol d’une mouette revient alors vers moi et elle se met à rire… Un jour, son père avait fabriqué pour elle un pantin. Il l’avait accroché au-dessus de son lit. Le soir, avant de s’endormir, elle s’amusait à tirer sur la ficelle qui articulait ses membres. Elle aimait son pantin comme un ami. C’est à lui qu’elle se confiait quand elle avait un souci, comme le jour où elle avait appris que les autorités du pays voulaient démolir leur maison… Elle se tait, ses yeux sont remplis de larmes… j’ai la sensation de voir ses pensées se fracasser contre les murs détruits… elle ne connaissait pas le jour exact, un matin, la famille fut réveillée par de grands coups dans la porte, et l’enfant avait enfilé ses habits à toute vitesse, oubliant de décrocher son ami pour le mettre à l’abri dans le berceau de son sac… elle l’avait vu ensuite gesticuler contre le mur de sa chambre en train de s’effondrer… je voudrais tant l’aider à relever les ombres de sa vie ancienne !… La tristesse de ses souvenirs entre en résonance avec la mienne… de très lointaines réminiscences me reviennent bizarrement d’un passé que je croyais mort ou annulé, complètement annihilé… je comprends aujourd’hui comme jamais pourquoi j’avais désiré tout oublier !… La mémoire est comme une maison qui serait à la fois intacte et démolie. Les objets du souvenir restent à leur place, mais on ne peut plus les toucher… une sorte d’écran nous sépare de nos sensations… sous les coups de boutoir assenés par le temps comme par les véritables machines à détruire, les échafaudages intérieurs se disloquent en tentant de retenir intactes des constructions condamnées… L’enfant ne le sait pas encore… elle rassemble ses petites forces pour essayer de recoller les morceaux et de reboucher les trous… elle ne sait pas encore que l’entreprise est vaine, que les murs de la maison démolie ne se relèveront jamais, que son ami le pantin a définitivement disparu au milieu des gravats… En l’écoutant, je me promène au milieu des ruines de ma propre existence… je me souviens d’un pantin ou de son équivalent… je me souviens des guerres que j’ai subies et du désespoir qui en résulte… sa peine m’accable… par un étrange dédoublement, je me sens être cette petite fille mystérieuse venue d’ailleurs qui se blottit contre moi… j’ai le sentiment troublant que ses sentiments sont les miens, que son histoire rejoint la mienne… il y a si longtemps… dans une maison abandonnée dans les dunes… les mouettes rieuses paraissaient se moquer !… je jouais près d’un blockhaus… j’écoutais l’appel narquois des mouettes en rêvant de voyages et de grands horizons… ce qu’il s’est passé ensuite ?… je n’imaginais pas cela possible… ma mémoire à cet endroit est une sorte de trou noir qui a tout englouti…

Sans toi

Lueur zébrure nuit encre

heure bleue horizon fermeture rien
que le ciel    rien
que la nuit    rien
à l’horizon    il me souvient tant
dans un jardin parfumé de jasmin

jadis

à l’heure tendre du crépuscule tendu de rose                                                                                                                                               le rossignol chantait                                                                et ton cœur battait contre le mien

ce temps n’est plus     il me souvient tant     pourquoi s’en est-il allé     ses ailes noires t’ont emporté     dans la nuit obscure je veux aller      pour te rejoindre et recommencer

jadis est une pierre précieuse         dans la nuit noire de la mémoire en deuil     de mille feux elle brille

jet d’eau de paroles et de larmes    qui disent et pleurent      l’absence                   faisceau de soupirs qui s’écoulent en silence     sur le seuil de la maison        vide           poignée de        pétales    éparpillés sur les marches

il me souvient tant      tant et tant de souvenirs          disparaissent et s’éteignent                                les bouquets de souvenirs    ont la beauté    d’un feu      d’artifice

Entre la vie et la mort

Souffle silence veille frisson de la nuit oubli sommeil et songe abri réalité abolie le monde est neuf souffle vivant dans les plis de la nuit rideau épais froissé je me cache dans les plis de l’étoffe vous ne me voyez plus je vous vois présences insaisissables à pas feutrés à pas de loup la maison craque cambriolage ombres furtives ma mémoire se déplace discrets voleurs de mes souvenirs évanescence naissance ligne ou point de l’horizon ma vie résumée concentrée recentrée re

ultime renoncement convergence du silence pointe avancée de la conscience souffle léger soulagement de l’esprit qui ne saisit plus rien d’autre que la nécessité d’ex

intensité et joie étrange du consentement à l’oubli

ultime refuge dans les mensonges de la nuit

Je     expire

Trajet

   Après le déménagement, j’ai continué d’aller à l’école primaire de la ville de H. Le trajet était long, la sacoche était lourde. L’hiver, après la place de l’Octroi qui séparait les deux communes, la route du retour devenait sinistre. La rue des Murets était interminable avec sa rangée de maisons tristes trouée par des courées et, sur le côté opposé, son terrain vague aux herbes folles d’où pouvaient venir tous les dangers. Je préférais le côté des maisons, qu’un éclairage public faisait émerger de la nuit à intervalles réguliers. Dans les espaces non éclairés, je pressais le pas en guettant les ombres. Je commençais à me rasséréner quand j’apercevais l’angle que formait la boulangerie avec l’axe qui amorçait la rue où nous habitions désormais. La vitrine me semblait illuminée comme un phare. Courage ! Le port était en vue. Quand, enfin, je m’engageais dans notre nouvelle rue, le soulagement que je ressentais laissait de nouveau la place à un sentiment d’oppression au fur et à mesure que je m’éloignais du chaud rayonnement de la boutique. Il fallait encore marcher pendant plusieurs dizaines de mètres. Je m’enfonçais dans une espèce de couloir obscur en pente légèrement ascendante dont les parois reproduisaient à l’infini, jusqu’au point de jonction visuel de leurs deux lignes parallèles, les stries verticales correspondant aux portes et aux fenêtres. La rue, qui était pourtant longue, n’était éclairée qu’à ses deux extrémités et au milieu. J’avais pour ma part divisé le territoire de la rue en trois parties, de la plus familière à celle que je fréquentais le moins. Si je faisais souvent le trajet de la boulangerie à la maison, les deux autres tiers de la rue étaient le début d’un périple plus rare qui pouvait conduire jusqu’au centre de la ville d’A. Quand je jouais au Jokari, mon jeu se positionnait sur la fin du premier tiers et le début du second. C’était ce point-là que je fixais mentalement et que j’essayais de discerner dans la pénombre en tâchant d’oublier le poids de mon sac et la pesanteur de mon cœur. Je ralentissais le pas, je retrouvais de la force et du courage au moment de l’arrivée. La façade de la maison se rapprochait, me souriait. Quand je tournerais la clenche de la porte, je me glisserais dans son repli hospitalier, à l’abri du monde.