Ils ne comprennent pas tes larmes.
Parfois, c’est désarmant, les adultes tournent en boucle autour d’une seule idée :
— C’est de la comédie, il ne faut pas se laisser avoir.
Tes larmes coulent, et ils ne comprennent que cela, ils ne savent dire que cela, c’est leur seule défense, leur seule parade, il y a des années que je les observe, et ils n’ont que cette pauvre stratégie. Toujours la même. Elle est tellement usée qu’on devine leurs détresses inconsolées, et le béton brut qu’ils ont dû mettre par dessus. Je les regarde et je n’ai pas l’impression de leur ressembler. Je les regarde et je n’ai pas non l’intention que tu leur ressembles.
Tu pleures, parce qu’à l’école un enfant dans la cour t’a bousculée, c’est de la comédie, disent-ils, il faut t’endurcir, t’apprendre la vie, ajoutent-ils en se retournant vers moi, il ne faut pas se laisser avoir par tes pleurs, tu veux seulement le faire punir, voilà tout, et il faut bien t’apprendre la vie, et t’endurcir.
Je rassemble tes forces en te tenant dans mes bras, je te protège du bruit de leurs paroles, n’écoute pas, viens, pense à autre chose, pense seulement qu’on ne les a pas assez consolés quand ils étaient à ta place, et que cela, ils ne savent pas le faire parce que personne, jamais, ne les a consolés ; je t’assure que le monde n’est pas toujours comme ça, viens, oublie-les, même si le monde est comme ça, que le monde n’est pas tout entier comme ça, même s’il y a des gamins idiots et des adultes qui le sont encore plus, des adultes fossilisés dans leur idiotie de gamins idiots, ça me met en colère, tu sais, mais le monde n’est pas comme ça, le monde n’est pas tout entier comme ça, puisque toi, tu n’es pas comme ça. Il suffit que tu sois différente pour que le monde tout entier soit différent.
Tu pleures parce que tu ne veux pas mettre la tête sous l’eau. Ils disent que c’est de la comédie, qu’il faut te laisser avec eux, et qu’ils t’apprendront à mettre la tête sous l’eau. Ils disent que je dois te laisser, que c’est plus facile si je te laisse. Avec eux ? Et pourquoi ? Qu’est-ce que ça peut me faire, à moi, que tu ne veuilles pas, pas tout de suite, pas maintenant, que tu n’aies pas ton brevet d’aisance aquatique, comme ils disent, comme ils jargonnent, ce sont les mêmes tu sais, les premiers qui me reprocheront de jargonner parce que je parle d’objets anhoméomères et qui me demanderont si tu as ton brevet d’aisance aquatique, et qui prendront un air navré quand je leur dirai que tu adores prendre ton bain le soir et que tu y passes des heures, et que tu es très à l’aise avec le gel douche, surtout quand tu inventes de nouveaux parfums en les mélangeant tous, et que le brevet d’aisance aquatique, oui, moi, je te le donne, avec deux étoiles et un sourire.
Je rassemble mes forces. Le plus compliqué, c’est de te faire comprendre une chose, une seule. Tu as le droit. C’est tout. C’est tout simple. Tu as le droit de prendre quatre ans pour apprendre à nager, tu as le droit de t’embrouiller dans l’orthographe, et de confondre ce et se, et je te l’ai déjà dit, si tu arrives à avoir zéro et à ne pas pleurer, tu as un cadeau, j’aimerais tellement que tu t’en souviennes, tu as le droit de faire des bêtises, et de cacher mes clefs dans ta boîte à trésors, avec des carrés de chocolat et un échantillon de fond de teint, j’ai le droit de protester et tu as le droit d’expérimenter, tu as le droit de prendre du temps, tu as le droit de ne pas filer droit tout le temps, tu as le droit de musarder sur ta route, et d’en dessiner toi-même le déroulement à la surface du monde, et aussi de mettre du vernis à ongle pour aller à l’école, oui, même du vert pomme, tu as le droit de chaparder des biscuits dans le placard, et moi je te courrai après, petite voleuse, tu as le droit de ne pas être sage, tu as même ce droit-là. Tu as le droit d’être un enfant. Tu as le droit d’être toi.
Je me demande bien tout ce qu’on leur a interdit, à ces adultes, pour qu’ils soient devenus ce qu’ils sont.