Le bruit léger de mes pas

La campagne est silencieuse
et immobile, aucun souffle n’agite
les feuillages encore tendres
contre le front du ciel gris
si pâle aujourd’hui, tristesse
de la couleur absente, joie
de la marche libre, au coeur
de la vie qui bat, au loin
le clocher du village
et les maisons regroupées
sous les nuages bas
et lourds
bientôt, le crépitement de la pluie
accompagnera
le bruit étouffé de mes pas

Éclats de vie

Puissent mes pensées s’épanouir et faner
Comme les pétales des corolles de fleurs
Légères et graciles, belles sans nécessité
Aimant le soleil, ouvertes à tous les bonheurs
Et semer à tous les vents des graines d’amour
Depuis la première heure à la tombée du jour

Puissent-elles, le soir venu, embrasser la nuit
Sans craindre l’obscur, en écoutant les étoiles
Froufrou lumineux dans le ciel, tomber en pluie
De perles dorées sur le lit de mort nuptial
De la vie qui me fuit, et se joindre gaiement
Au chant éternel qui scintille au firmament

Petite fable

Des mots sortis de leur contexte se promènent dans le ciel
s’installent au soleil
puis choisissent un petit nuage blanc
en forme de parapluie
pour se mettre à l’abri du vent.

Quand l’orage gronde
ils se font grandiloquents
se croient assez forts pour résister aux éléments
se prennent même pour le Verbe tout-puissant
jusqu’à ce que la foudre
en les pulvérisant
les rejette aux quatre vents.

 

Éclaboussures

Je voudrais puiser dans la mer un bol de bleu
et boire la lumière du ciel en feu

Je voudrais peindre ma maison en blanc
et en offrir les murs au vent

Je voudrais murmurer aux arbres
les mots effacés sur leurs feuilles

Et composer avec la pluie
des symphonies inouïes

Je voudrais me baigner dans un chant oublié
et psalmodier pour l’éternité

Je voudrais étreindre la Terre
pour éteindre la nuit

Le trajet

Ce texte a été publié le 24 février 2018 par Jan Doets chez les Cosaques des frontières.

     Il marche à pas lents et réguliers, il est en avance, il sera sur le quai de la gare plus d’un quart d’heure avant le départ du train pour Lille. Il vient de croiser un copain d’usine qui s’est étonné de le voir en costume-cravate; ses habits matérialisent les deux vies qu’il a l’impression de mener depuis qu’il a quitté l’école, un peu avant l’âge de douze ans, le certificat de fin d’études primaires en poche. Il a aujourd’hui dix-sept ans et n’a pas de temps à perdre! Son avenir est en train de se jouer… Ses doigts serrent nerveusement la poignée de son bagage insolite, au revêtement élimé…

     « Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage! », martelait son premier professeur, un vieil homme aux cheveux blancs qui ne l’avait jamais découragé, malgré une apparence sévère. Alors il recommençait, encore et encore, en espérant l’approbation du maître… À l’usine, ce n’est pas pareil, on n’a pas le droit à l’erreur! L’ouvrage, il faut le faire vite et bien, les défauts de la toile constatés par les contrôleurs font l’objet d’une amende, on risque le renvoi! Pourquoi les mêmes mots désignent-ils des réalités aussi différentes? La recherche du geste parfait est-elle comparable à la répétition de mouvements toujours identiques effectués dans le vacarme effroyable des métiers à tisser d’une usine?…

     Il répète mentalement le morceau qu’il jouera tout à l’heure; la position des doigts est d’une extrême précision, leur degré de pression sur les cordes est capital! Il craint le trac, son coeur bat la chamade…

     Sa mère a été ouvrière de filature, et son père transporte sur son dos fatigué des charges trop lourdes à l’arrivée ou au départ des trains. La famille a compté jusqu’à huit ou neuf enfants mais ils ne sont plus que trois, il se souvient d’une petite sœur morte à l’âge de cinq ans… C’est lui, désormais, le plus jeune de la fratrie. Il est devenu tisserand comme ses deux frères aînés, un métier plus noble et moins éreintant que la filature ou la manutention!… L’année du certificat, le directeur de l’école avait proposé de l’inscrire à un concours pour obtenir une bourse qui lui aurait permis d’aller au lycée, mais il aurait eu le sentiment de déroger… Il avait préféré tenir tête à son instituteur et suivre les conseils d’un camarade de son père qui joue du violon le samedi soir dans les bals et dans les salles de cinéma le dimanche; les gains complètent le salaire de la semaine et permettent de voir venir en période de chômage…

     Son violon n’est pas un Stradivarius, mais ce n’est plus le crin-crin qui lui avait été donné à ses débuts! Pour améliorer le son, il s’est offert un archet de grande qualité. Il a l’impression maintenant que ses doigts volent sur les cordes comme ceux des plus grands virtuoses, malgré le sentiment de n’être encore qu’un apprenti trop maladroit quand il joue devant ses maîtres!… La perspective de se trouver dans quelques heures face au jury du Conservatoire national de Lille accélère tellement les battements de son coeur qu’il a de la peine à se concentrer sur les difficultés de la partition au programme… Il craint de perdre ses moyens, trop de pensées lui traversent l’esprit…

     A l’usine, on le traite en adulte et il reçoit la paye d’un ouvrier accompli, mais il envisage maintenant de ne pas rester tisserand. La musique est devenue son horizon, il aimerait pouvoir lui consacrer toute sa vie ! Il s’entraîne le matin de bonne heure avant de partir travailler et n’a (presque) jamais raté les cours du soir de l’école municipale, puis du Conservatoire. Sa condition d’ouvrier lui mange la plus grande partie de son temps mais ne l’a pas empêché, jusqu’à présent, de progresser rapidement. Ce soir, en rentrant de Lille, quelle joie s’il pouvait annoncer à son vieux professeur qu’il avait décroché un premier prix!… Ses maîtres ont toujours manifesté de l’étonnement en prenant connaissance de son parcours… Il se sent à la croisée des chemins… Quand il joue, il ressent un intense besoin de perfection, et il sait bien que pour atteindre le Graal, il faudrait qu’il largue toutes les amarres !…

     Une petite pluie fine et froide lui a fait presser le pas. Derrière les vitres de la salle d’attente de la gare où il s’est mis à l’abri, il la voit tomber, triste et monotone. Chaque goutte lui semble être une note. Un chant d’accompagnement monte en lui, qui lui fait ressentir aussitôt de la joie… Les cours du Conservatoire l’initient aussi à la composition. Souvent, à l’usine, il parvient à faire abstraction du vacarme de l’atelier en se laissant aller à écrire des partitions dans sa tête…

     Il voudrait arriver sur le lieu du concours le plus sereinement possible, et compte sur le trajet pour faire le vide en lui, contrôler ses pensées, maîtriser ses émotions, focaliser son attention sur le morceau qu’il doit jouer, et où va se jouer au moins en partie son destin…

     Un haut-parleur se met à klaxonner pour demander aux voyageurs de s’éloigner du quai. Il sort de la salle d’attente en apercevant au passage dans une vitre sa silhouette de jeune homme qui porte avec précaution contre son cœur l’étui qui contient son violon. Ce soir, au retour, il ne sera peut-être plus tout à fait le même…

     A quelques dizaines de mètres, dans une courbure de la voie ferrée, une locomotive fumante et sifflante étire son convoi de wagons. Elle s’arrête bientôt dans le bruit de percussion strident de ses essieux qui crissent…