rêve

5. Un rêve à raconter

     Le temps passait, j’imaginais d’ici peu le désastre, le moment venu de rendre les copies, la maîtresse qui ramasse ma feuille toute blanche… Et si mon rêve le plus cher était de parvenir à écrire cette maudite (maldite) rédaction?… La taille de celle-ci s’amenuisait inexorablement dans la mesure exacte où je laissais le temps qui m’était imparti se rétrécir comme une peau de chagrin… J’interrogeais le génie des auteurs de nos dictées, dont les textes paraissaient gravés dans de la pierre comme les tables de la Loi… VINCENT Raymonde vint à mon secours. Ma rêverie s’agrippa à la couleur d’émeraude dont elle avait peint la campagne entière, au printemps… Je tenais mes premiers mots: « Elle serait couleur… » Je ne gardai pas le vert émeraude, trop voyant, mais il fallait commencer comme cela, je sentais que c’était bon: « Elle serait couleur… » Je rectifiai: « Elle serait de la couleur… » Je tenais ma première phrase, il en vint ensuite assez facilement tout un plein paragraphe: « Elle serait de la couleur de ses yeux… »

4. Un rêve à raconter

     Je le taillerais sur mesure pour qu’il entre dans mes mots. Je le découperais puis j’assemblerais les morceaux parce que je n’aurais pas assez de mots ni de phrases pour le faire entrer tout entier dans mon texte. Pour faire plaisir à la maîtresse, pour qu’elle le trouve intéressant et bien rendu, j’introduirais de la logique dans la fantaisie de mon rêve. Il n’y aurait surtout pas de « et alors, à ce moment palpitant de mon rêve, je fus réveillée et n’en connus jamais la fin« … D’ailleurs, je me fourvoyais déjà. Il ne s’agissait pas de rêve nocturne mais de rêve éveillé, et qui plus est, de notre rêve le plus cher… Pourquoi nous demandait-on d’aller au plus profond, au plus secret de nous-mêmes? Qui de nous accepterait de livrer la part intime de son être et avouerait sa faim?… Et ce cadeau magnifique, cet aveu de faiblesse, si nous nous décidions à l’offrir, pourquoi serait-il noté, jugé, jaugé, critiqué?… Dieu seul en était digne, je n’avais pas envie de le confier à la maîtresse…

3. Un rêve à raconter

     C’est que le mot rêve déclenchait le rêve à lui tout seul… Il focalisait mon attention, m’empêchait de penser, faisait de tout son contenu virtuel, imaginable et inimaginable, un rempart inexpugnable contre tous les autres mots… Il suffisait à mon bonheur et tant que je serais en lui, sous son emprise, soumise, hypnotisée et consentante, les autres mots n’auraient aucune saveur, aucune valeur, aucune consistance… C’était un vaste monde, indéfini et infini, dans lequel je me perdais avec délice… N’était-il pas le Tout? Pourquoi mettre fin à la rêverie dans laquelle il m’avait plongée depuis que j’avais pris connaissance du sujet? Pourquoi isoler un rêve dans cette rêverie? De toutes mes expériences, la rêverie était l’état qui me paraissait le plus naturel, celui dans lequel je revenais spontanément lorsque les nécessités de la vie m’en avaient tirée… Cette rédaction à faire, dont le sujet avait eu le don de me mettre ou de me remettre dans cet état idéal, devenait par là même un pensum inutile, fastidieux et néfaste, qui me priverait de rêves parce que je ferais l’effort de transformer en mots un rêve…

2. Un rêve à raconter

     Je ne serais pas raisonnable, je reprendrais l’ascension, mais l’air, les mots, me manqueraient et au bord de l’asphyxie, sans voix, sans forces, il faudrait que je redescende, ivre d’avoir essayé, la prochaine fois, c’est sûr, j’irai plus haut et peut-être qu’un jour, quand je serai grande, j’atteindrai le sommet… En attendant, je retrouvais les mots de la rédaction à faire et je m’efforçais de deviner leurs intentions. A leur allure, à leur parole, au ton, aux intonations qu’ils se donnaient… Ce n’était pas facile… La confiance n’est pas facile… Les mots ont besoin de notre confiance… Souvent, ensuite, ils font le reste… Ils s’interpellent, ils forment des groupes, des bandes, des attroupements, ils créent l’événement, la surprise, ils déclenchent le rire ou le rêve, ils donnent à profusion tout ce qu’ils sont capables d’inventer, y compris le pire… Faire confiance en craignant le pire?… C’est par cette étroite porte qu’il fallait se glisser pour avoir une chance de trouver le premier mot de la rédaction à faire, c’était là le salut si je ne voulais pas sécher lamentablement devant ma feuille désespérément blanche… Je devais oser, me lancer, écrire et suivre les mots dans toutes les directions, prendre le risque de quelques escarmouches qui pouvaient dégénérer en bagarre généralisée, mais auparavant, j’avais à surmonter un obstacle de taille…

1. Un rêve à raconter

     Un jour, à l’école, nous eûmes pour sujet de rédaction Racontez votre rêve le plus cher. Je redoutais ces longues minutes d’attente et d’inquiétude devant la feuille blanche du brouillon avant que le premier mot, enfin, s’y inscrive… Si le premier mot sonnait juste, assez vite, il en arrivait d’autres. Mais alors, il fallait faire le tri car ils se bousculaient au bout du stylo sans tenir compte des règles élémentaires de la politesse, chacun à son tour s’il-vous-plaît, pas d’incartade, et attention à la grammaire… Les mots de la rédaction à faire n’avaient pas du tout le même genre que ceux d’une dictée. Ces derniers se tenaient toujours bien, ils étaient et restaient à leur place, une place incontestable, légitime, que la voix de la maîtresse rendait indiscutable. A l’opposé, les mots de la rédaction à faire paraissaient se comporter comme des voyous. Des gamins malappris et facétieux qui devenaient incontrôlables… La rédaction était une lutte, il fallait se battre contre ces éléments perturbateurs qui, pourtant, avaient quelquefois un je ne sais quoi de prometteur qui donnait envie de leur faire un peu confiance, de les laisser jouer à leur façon, de ne pas censurer tout de suite leurs mauvaises manières. Ils apportaient un goût d’aventure et de liberté comme au début d’une exploration, et je sentais, malgré la crainte, qu’ils pouvaient être de bons guides… Nous ferions un bout de chemin ensemble puis ils profiteraient de ma candeur, de mon inexpérience… Ils m’abandonneraient au pied de l’Himalaya mais je serais à pied d’oeuvre. Je commencerais l’ascension avec mes propres forces et très peu de bagages, à mon rythme, lentement, et pourtant, je serais bientôt à bout de souffle… Je m’arrêterais, je me reposerais, assise contre la montagne, et je contemplerais un paysage déjà grandiose, qui rendrait désirable l’accession au sommet…

Le côté rêvé de l’existence

     Le vide s’insinuait partout dans les fissures, les lésions s’aggravaient, elles lézardaient les façades, crevaient les apparences, derrière, il y avait rien… Ou plus rien, cet autre nom de la mort…

     Leurs yeux étaient cernés et leur chagrin m’encerclait… Je souffrais de leur souffrance, je manquais de leurs manques, je doutais de leurs paroles, de toute parole…

     La vie consisterait à lutter avec des riens contre le Rien, avec des mots contre le Verbe, avec des créations contre la Création, à dresser des digues contre le Vide, à renflouer la barque, à écoper, à fabriquer des rêves, des robes et des bijoux, à en remplir les coffres de la Mémoire, à se souvenir, à essayer de retrouver le fil, le sens, la trame d’une histoire, à s’efforcer d’y croire, à parier sur le Ciel, à y lancer des bulles de bonheur, des défis à l’Enfer, comme au début de cette soirée-là, après la fin de cet après-midi-là, quand cette mère dont le père était mort (un héros de la guerre 14-18 qui…) et qui maintenant expliquait à sa fille, vous les voyez toutes les deux sous la lampe, enveloppées par la bulle de lumière qui éclaire les éléments épars d’une oeuvre en gestation, heureuses, elle d’expliquer, elle d’écouter, elle de montrer, elle de regarder, en attendant le retour de l’époux et du père (elles entendront son solex et…), elles ne sont pas pressées, elles prennent ou reprennent le temps, celui qu’elles n’avaient pas pris au début de l’après-midi et qu’elles reprisent maintenant, à petits points, délicatement, soigneusement, rien n’est encore fait, tout est donc possible, le meilleur et surtout pas le pire, l’essentiel, de toute façon, est là, dans ce présent pétillant de bonheur, dans leur plaisir à rêver coude à coude, à se trouver ensemble du côté rêvé de l’existence, au milieu des bijoux, des robes et des dorures, loin des devoirs et de l’obéissance, à l’autre bout de la boue du terrain vague, à bonne et respectable distance des monstres et des tractions avant, à l’intérieur d’une bulle de temps ronde comme un monde à part entière, planète, étoile, grain de poussière, Soleil-Dieu, légère et insaisissable comme une bulle de savon soufflée dans un jardin par un enfant, comme les arabesques d’un papillon dans la lumière de tous les mois d’août, comme une note de musique dans le silence, comme un baiser sur une tempe…

     Il ne fallait pas que ma mère échoue car il ne fallait pas que la mort gagne, pas trop vite, pas tout de suite…

Cette croyance joyeuse…

Isabelle Pariente-Butterlin

 

Ton nez contre la vitrine. Une petite trace de buée tout autour. Elle marque le très léger impact de ta présence. Tu es si absorbée que tu ne le vois pas. Absorbée dans tes rêves et dans le déploiement des images qui te viennent. Ton attention est trop soutenue pour que tu perçoives la petite auréole d’attente que ta vie inscrit sur la surface de verre impassible.

Je ne sais pas ce que tu regardes. Je ne sais pas toujours ce que tu regardes. Parfois, je n’arrive même pas à deviner, en dépit de toute mon attention et de tous mes efforts, ce que tu regardes avec une telle intensité. Vers quoi tes attentes ardentes te tendent. Je suis dans un monde un peu décoloré et parfois un peu fade. De mon côté, je me bats pour le tenir à distance. Mais en dépit de cela, je comprends que tu tends de tout ton être vers une petite forme onirique et connue de toi seule.

Bien sûr, il m’arrive de protester. De prendre ta main et de te tirer en arrière, de dire haut et fort que tu exagères, qu’on ne va pas encore acheter quelque chose, que tu as déjà eu un cadeau, que tu n’as pas été sage, qu’il n’y a pas de raison que je dépense encore trois francs six sous, qu’à force de dépenser trois francs six sous chaque fois que tu veux quelque chose, je n’ai plus un sou en poche, évidemment, il m’arrive de te dire cela, toutes ces choses que je déteste entendre et que je ne sais pas comment éviter.

Je ne vois pas comment faire autrement. Pourtant, ce que je remarque dans tes yeux, alors, quand tu regardes fixement un objet que je ne devine pas derrière les reflets de la vitrine, c’est le sourire intact que tu portes en toi et dont je voudrais seulement qu’il demeure tel. Tu as encore cette croyance joyeuse qu’il est possible de changer le cours du jour en rapportant chez soi, comme un oiseau, un nouveau trésor qui déviera très doucement toute course des tristesses qu’elle pourrait frôler.

Aujourd’hui, tu tiens dans ta main un carnet et il y a autre chose, dans la grâce de ton geste, que la saisie d’un objet. Il y a la confiance dans la suite des jours. Ton nez de nouveau se colle contre une autre vitrine, et ta respiration dessine un cercle de buée, comme ceux sur lesquels, autrefois, je dessinais rêveusement. Et je tire sur ta manche et tu éclates de rire.

 

Isabelle Pariente-Butterlin _ Licence Creative Commons BY-NC-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 17 avril 2012.

 

C’était comme une prière

Isabelle Pariente-Butterlin

 

Je te regarde dormir. Quand je regarde ton sommeil, je suis en surplomb au-dessus du monde. Plus rien ne compte, pour un instant suspendu, que la tranquillité de ton repos.

Tu dors. Tu ne bouges pas. Presque pas. Des rêves passent sous tes paupières, que je ne devine pas. Ton souffle est si léger, qu’il m’est arrivé de me pencher vers toi et de l’écouter. Il m’est arrivé de me pencher, de passer très légèrement un doigt sur ton visage, au-dessus de tes lèvres, pour ressentir le souffle de ta vie. Dans le silence le plus complet de la nuit. C’était comme une prière à ta vie. Un rituel très prudent et silencieux.

Tu dors. Tu ne bouges pas. Tu as trouvé des gestes dans le sommeil où déposer ton être tout entier. Tu as trouvé les positions de ton absence au monde. Il n’est pas utile de les décrire dans les mots. Je ne devine même pas les impressions qui sont les tiennes. Elles appartiennent à un temps autre que le mien. Je ne les ai pas. Tu dors, étrangement, dans les lointains de ton sommeil. Et parfois un mouvement indique la profondeur de tes rêves.

Je te regarde dormir. Je te regarde t’endormir. Cela demande la patience de l’immobilité. Je fais même attention à mon souffle, à la façon dont il passerait sur toi. Quand tu t’endors contre moi, tu as une façon très particulière de garder un point silencieux de contact entre toi et moi, n’importe lequel, mais il demeure dans le sommeil un point de contact silencieux et tacite entre toi et moi, ton front contre mon épaule, ou tes pieds contre mes jambes. En sorte qu’il est très difficile, ensuite, de te déposer dans ton lit sans trahir ton sommeil ou ta confiance, je ne sais pas.

Tu te retournes mystérieusement dans le silence de ton sommeil.

Isabelle Pariente-Butterlin _ Licence Creative Commons BY-NC-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 25 mars 2012.