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Au nom de l’économie à flux tendu

Nous étions si fragiles…

    La panique désorganisait toute la vie économique du pays. Les magasins étaient vidés de leurs stocks et n’arrivaient plus à se réapprovisionner. La pénurie était plus grave à Paris qu’ailleurs sous les effets conjugués de la concentration de la population et des embouteillages gigantesques qui bloquaient les voies de communication et barraient la route aux camions de livraison. Les villes du Sud, plus éloignées du foyer radioactif que celles du Nord, n’échappaient pas à l’angoisse généralisée et aux réflexes d’accumulation de denrées propres aux populations qui se sentent en danger et accélèrent ainsi l’épuisement des stocks. Les campagnes ne craignaient pas moins que les villes la contamination radioactive amenée par le vent ou la pluie, au moins bénéficiaient-elles sur place des produits alimentaires de base, on y cultivait encore son jardin. On pouvait envisager d’y vivre dans une certaine autarcie sans attendre d’être ravitaillé par la route ou, peu vraisemblablement, par le train. Il y avait longtemps, en effet, que les lignes ferroviaires n’irriguaient plus le pays, que le moindre recoin et le plus petit village de France n’étaient plus desservis par une gare encore en fonctionnement à une distance raisonnable des territoires éloignés! Depuis que la vieille SNCF avait décidé, vers la fin du vingtième siècle, de tout miser sur les trains à grande vitesse et d’abandonner les lignes qu’elle ne jugeait pas rentables, en cessant d’entretenir, malheureusement, le réseau exceptionnel dont elle disposait jusqu’alors, et qui recouvrait autrefois le pays comme une toile d’araignée aux fils denses et resserrés, avec des ouvrages d’art incroyables qui franchissaient les obstacles des montagnes au mépris des lois de la pesanteur ou de la géographie grâce aux exploits techniques et humains des ingénieurs et des ouvriers qui les avaient édifiés! L’essentiel du transport de marchandises ne transitait donc pas par les chemins de fer, et, depuis des décennies, des files ininterrompues de camions circulaient jour et nuit sur les routes et les autoroutes en aggravant la pollution de l’air respiré par les riverains et en rejetant toujours plus de gaz à effet de serre. Cette fuite en avant engendrée par des politiques inadaptées menées de très longue date sans jamais de remise en cause sérieuse, au nom de l’économie à flux tendu, aboutissait en ce moment de crise aiguë à une situation surréaliste. Les camions d’approvisionnement alimentaire se retrouvaient immobilisés dans les engorgements qu’ils contribuaient eux-mêmes à provoquer, et non seulement les marchandises n’arrivaient plus à bon port dans les délais impartis, mais quand elles étaient enfin livrées, les denrées périssables étaient périmées!…

Comme en temps de guerre

Nous étions si fragiles…

    Respirer, boire et manger n’allaient plus de soi! La population voulait des garanties sur la provenance des aliments, exigeait des contrôles draconiens sur la qualité de l’eau et de l’air, sur la composition des sols… Le lait et le fromage des bocages normands, les produits de l’agriculture biologique du Cotentin, qui s’était développée, paradoxalement, à côté de l’industrie nucléaire de La Hague, tout ce qui provenait du grand Ouest de la France restait tristement invendu sur les étals des Halles… Mais la méfiance et le soupçon ne s’arrêtaient pas aux limites de la Normandie! La Bretagne voisine était concernée, et, au-delà, le territoire français dans son ensemble puisque le vent qui poussait les nuages faisait circuler l’air radioactif dans toutes les directions et que la pluie déposait les particules sur n’importe quel sol! Les bulletins météo étaient attendus avec anxiété comme des communiqués d’état-major en temps de guerre… Le vent avait d’abord soufflé vers le sud de l’Angleterre et de l’Irlande, leurs populations avaient été priées de rester calfeutrées en attendant le changement d’orientation des masses d’air… De la Belgique à l’Espagne, tous les pays voisins craignaient la contamination du poison venu de France et contenaient mal la colère qui les animait… Une crise diplomatique inédite se développa contre l’Etat français, devenu en quelques jours une forteresse assiégée…