passion

Le fou et l’Apocalypse

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

     À l’Ouest, plus aucun train ne transite par Calais et l’écheveau de rails qui s’étirent inutilement derrière la gare d’Eurotunnel forme une sorte de queue de comète étrange collée à l’agglomération sans vie. Les ports retiennent les chalutiers et semblent implorer le ciel en dressant vers lui les bras de leurs grues immobiles. Les longues plages de sable fin sont désertées, on se demande s’il sera possible un jour de les décontaminer… Les villes sont abandonnées, aucun véhicule ne circule sur les routes qui ne desservent plus que des cadavres d’entreprises mortes brutalement en pleine activité… Les moules de Boulogne ne sont plus cueillies et les champs où poussait le blé, l’orge ou le houblon ne se couvrent plus de récoltes… Tous les habitants de Cassel ont fini par quitter leur cité, la mort dans l’âme, à l’exception d’un homme d’une cinquantaine d’années qui a depuis longtemps la réputation d’être fou; il passe ses journées à se promener sur les chemins de campagne en écoutant les oiseaux inconscients de la catastrophe et en observant les escargots indifférents à la fébrilité humaine, il prétend répertorier les espèces ou les variétés qui n’ont pas encore disparu du paysage… on s’approche parfois de lui en hélicoptère, il fait alors un grand salut de la main!… Des images d’Apocalypse prises pendant les survols du littoral et de l’arrière-pays sont diffusées en permanence sur les écrans du monde entier. Un grand débat divise les gens et déchaîne les passions au-delà des frontières. Faut-il sauver à tout prix les zones sinistrées?… Avant la catastrophe de Gravelines, la question se posait déjà de définir un montant de dépenses acceptable pour protéger les territoires côtiers de la montée du niveau de la mer… Le pôle économique de Dunkerque était un sujet de préoccupation majeur des plans de lutte contre les conséquences de la fonte des glaciers provoquée par le réchauffement climatique, et de la dilatation thermique des eaux qui gonflent inexorablement les océans depuis les débuts de l’Anthropocène, en les faisant déborder sur les continents. Les wateringues ont permis pendant longtemps de vivre au-dessous du niveau de la mer, mais ne suffisent plus à évacuer les flux toujours plus volumineux qui menacent d’inonder les terres. Il faudrait un nouveau système de pompage et de digues comme aux Pays-Bas, eux-mêmes obligés de renforcer leurs protections pour résister le plus longtemps possible à la montée des eaux. Le coût de ces investissements est considérable, et les autorités administratives du Nord de la France, qui ne s’estiment pas capables de les financer à elles seules, demandaient en vain jusqu’alors à l’Etat d’en faire une priorité nationale… Deux écoles s’affrontent. Les partisans d’un sauvetage inconditionnel de la zone sinistrée, et les tenants d’un réalisme financier qui met en balance les coûts d’une remise à niveau des wateringues ajoutés à ceux de la décontamination — qui ne peut être que longue et difficile — avec le bénéfice escompté qui, dans le meilleur des cas, ne serait tangible qu’au bout de plusieurs dizaines d’années… Les réalistes essaient de convaincre leurs adversaires de l’absurdité qu’il y aurait à décontaminer un territoire qui finirait tôt ou tard par être inondé, ou à renforcer des infrastructures destinées à protéger de la montée des eaux des zones qu’il serait vraisemblablement impossible de décontaminer complètement… Les populations des autres régions du monde menacées de submersion marine assistent avec effarement au bras de fer qui oppose les uns et les autres, à la résignation si rapide du camp des réalistes qui acceptent facilement l’idée qu’un bassin d’habitat soit rayé de la carte en laissant les eaux l’engloutir… L’ONU propose son arbitrage, le gouvernement Français refuse toute ingérence dans la gestion de ses problèmes intérieurs, la population des Hauts de France réclame un référendum…

Notes sur ma table de travail

   Eté 2016: l’atelier d’écriture de François Bon

     Ma table de travail n’est nulle part ou partout… n’importe où… ma table de travail est le plus souvent une tablette, qui a pris le pas sur l’ordinateur portable que déjà je trimballais presque partout… encore plus portable, plus légère, plus discrète, presque transparente, juste ce qu’il faut comme écran réflexif entre le monde et moi… derrière le paravent de cet écran, je rêve, je divague, je ramasse les forces de ma pensée, je fais venir au jour des mots, je forme des phrases, je les efface, je recommence… et je n’écris plus jamais seule… car à tout moment et d’une simple pression de mes doigts sur l’écran tactile, je sors de mon texte et le glisse vers les fenêtres ouvertes de mes ami-e-s présents sur les réseaux du web… ils et elles me liront, je le sais, avec attention et passion, avec le sentiment de vivre une relation intense à l’écriture, la sienne, celle des autres, frères et sœurs reconnaissables entre mille à cette incroyable profondeur de l’être qui les rend étonnamment si légers… Depuis l’invention du web, le lecteur et le scribe tiennent plus que jamais le monde entre les paumes de leurs mains… tels le penseur de Rodin, ils s’abîment dans sa contemplation, courbent le dos devant la monstruosité de ses imperfections, tentent parfois un geste ou un regard pour arrondir quelques angles… l’engagement consiste à suivre une ligne partie de je ne sais où pour une destination hautement improbable ; seul compte le chemin, la ligne… et le paysage qui se dessine, ligne après ligne… Je ne suis pas capable de dessiner sur une tablette… je n’ai pas encore appris… je ne sais d’ailleurs pas très bien dessiner… il m’arrive de manipuler des craies de couleurs, des bâtonnets de pigments friables qui abandonnent leurs poussières colorées sur des supports qui ne sont pas virtuels… je m’installe alors sur un coin de table, n’importe lequel, du moment qu’il est abondamment éclairé, de préférence par la lumière du jour… je malaxe les couleurs, j’obtiens des fondus, il est rare que mes dessins soient précis… je suis devenue myope il y a très longtemps, je suis habituée à cette façon de voir, j’aime que les frontières ne soient pas clairement délimitées… mes dessins ne sont jamais terminés mais, à un moment donné, ils me plaisent assez pour que je décide de les prendre en photo et de les rendre virtuels à leur tour, pour les offrir ainsi en partage, comme les textes que je mets en ligne, à qui veut bien les lire ou les regarder…