âge

Visage

     La nouvelle année commençait mal… plus de cours, pas d’examens, pas de stages, plus de projets possibles à court ou moyen terme, il y avait de quoi broyer du noir ! Ce Coronavirus était une saleté de bestiole. Elle mâchouillait le mot, elle le triturait, lui ouvrait le ventre, le vidait de sa substance, le rendait inoffensif, ridicule, comique, le démystifiait, le désamorçait, lui enlevait ses crocs, rusait, contournait, défiait, pleurait, riait…

Coro n avi re russe
Cor 
cri craie orfraie
Cro 
quemitaine Capitaine Crac
Cric 
crac ric rac roc
Toc 
toc toc

     … un navire russe, une sorte de Titanic commandé par le capitaine Crac, un roc, un choc, il y avait de quoi devenir fou…     

     Le Coronavirus semait la désolation… confinements, couvre-feux, restrictions de toutes sortes, fermeture de tous les lieux culturels et de convivialité, théâtres, cinémas, librairies, musées, bars, cafés, restaurants… toute la vie se délitait… les horloges s’étaient arrêtées, les boussoles n’indiquaient plus le Nord, les mots se vidaient de leur sens, les gens masqués n’avaient plus de visage… la vie dite réelle cédait le pas devant le virtuel, les rencontres se faisaient sur les réseaux sociaux, les courses sur Internet, on télétravaillait, on évitait de façon générale tout contact physique avec ses semblables… pour se remonter le moral et voir les autres à visage découvert, on se contentait de WhatsApp… elle avait expliqué à sa grand-mère comment utiliser WhatsApp et l’appelait souvent… elle aimait perdre son regard dans ses yeux clairs, les voir sourire avant même que les joues n’aient commencé de s’arrondir, lire entre les rides de son front comme on lit entre les lignes, guetter le frémissement de ses lèvres prêtes à lui dire des mots tendres… la précieuse petite caméra du téléphone portable offrait un champ d’action quasi illimité, de la simple conversation à la visioconférence, de la photographie de détails insolites à la vision panoramique d’un paysage, du reportage vidéo au portrait intimiste des proches… filmer et photographier lui était devenu aussi naturel que respirer… le visage de sa grand-mère oscillait doucement sur l’écran du téléphone… c’était un beau visage ravagé par l’âge dont l’expression d’ensemble semblait signifier que le drame qui se jouait sur chacune de ses parcelles n’avait pas d’importance… un mauvais éclairage en accentuait pourtant les tavelures, flétrissures, craquelures… la peau trop fine et presque transparente laissait voir les veines bleuies qui battaient sur les tempes, les cheveux blancs ondulaient discrètement mais savamment pour cacher leur faible épaisseur… l’architecture, la composition, laissaient deviner une beauté ancienne qui affleurait comme un reflet brouillé par les rides de l’eau à la surface d’un lac… le regard d’Élodie se focalisait sur les yeux piquetés d’étoiles, qui semblaient briller de toute éternité… son propre visage n’avait plus qu’un lointain rapport avec celui de l’enfance… les visages, en se multipliant, se noyaient dans le miroir déformant du temps qui passe… plus que les traits, effacés par les ans, c’était la mobilité du visage, sans doute, qui en façonnait l’identité… la façon dont les muscles des joues s’arrondissent pour former un sourire, dont les lèvres s’ouvrent pour former les mots espérés par l’interlocuteur, les battements de cils, l’intensité du regard, le mouvement des yeux, attentifs ou fuyants, tristes, joyeux, indifférents, empreints de colère ou de tendresse…

À suivre

   (Texte écrit dans le cadre des ateliers d’écriture de François Bon. Merci à lui!)

L’énigme Martens

    Les questions de Martens au sujet des problèmes contemporains étaient déconcertantes. Quand je l’observais parfois à la dérobée, je surprenais sur son visage des expressions qui lui donnaient l’air d’un enfant effrayé. Nous avions probablement le même âge mais apparemment peu de choses en commun, les vécus que nous tentions parfois de partager nous étaient mutuellement si étrangement étrangers… Le sentiment religieux ne lui paraissait pas inconnu mais il avait du mal à l’expliciter, comme il avait du mal à s’exprimer sur les questions existentielles qui alimentent la littérature et la philosophie, la vie, la mort, être ou ne pas être… L’amour le rendait plus loquace, il semblait très attaché à une certaine Sylvia, il en parlait avec des accents touchants qui auraient provoqué l’hilarité de Luc. Que diable était-il venu faire dans cette galère? Entre autres chefs d’accusation, on lui reprochait le piratage de données très sensibles au ministère français de la Défense et dans des organisations internationales. J’avais du mal à l’imaginer en une sorte de James Bond au service d’une puissance maléfique désireuse de nous détruire. Quel lien invraisemblable aurait-il pu avoir avec le djihadisme? Le cynisme de Jean-François pouvait égaler celui de Luc. Pour de l’argent, on était capable de tout. S’il n’était pas un espion, Martens était alors un mercenaire qui avait vendu ses compétences ou la puissance de ses réseaux à une Mafia quelconque, pourvu qu’elle soit la plus offrante.

Je est un personnage de roman

    Eté 2016: l’atelier d’écriture de François Bon

      Je me lève tôt. Je bois du thé. Je regarde souvent le ciel. J’aime sentir la pluie ruisseler sur mon corps. J’aime écouter le ruissellement de l’eau dans les gouttières. J’aime entendre les gouttes de pluie tambouriner contre la fenêtre ou sur les trottoirs. J’aime la pluie. J’aime l’eau. J’aime. J’aime aimer. Je n’aime pas les fortes chaleurs. J’aime sentir le vent dans mes cheveux. J’aime me déplacer à vélo. Je rêve beaucoup. Je rêve éveillée. Je marche beaucoup. Je fais de longues promenades à pied. Je me sens légère. Mon poids sur la terre est léger. Je pourrais m’envoler. Les ailes des oiseaux ont la forme d’un livre ouvert. Je voudrais ressembler à un livre. Je ne vis pas seulement dans ma tête. La vie pourrait ressembler à une fête. Écrire m’est nécessaire. J’écris comme je respire. Le souffle de l’écriture est vital. Vivre ivre. Ivresse des sommets. Planer au-dessus de la vie. Narration-Dieu, tout voir, tout savoir. Je ne sais rien. Je sais que je ne sais rien. Je m’amuse d’un rien comme une enfant. J’ai soixante ou dix ans, peut-être soixante-dix ans. Je n’ai pas d’âge. Je suis une femme sans âge. Je ne suis pas une sage-femme. Je ne suis pas philosophe. Je n’accouche pas les âmes. Je voudrais être sage. Le soir, j’arrose les fleurs du jardin. Avant de m’endormir, je contemple les étoiles, la lune ou le déplacement rapide des nuées dans le ciel. J’apprends à jouer du piano. Parfois, je fais un dessin. J’apprends à m’émerveiller. Les corvées matérielles m’absorbent. Je lave, je frotte, je recommence. La vie est un éternel recommencement. Les tâches du quotidien sont répétitives. Mon corps s’use. Le dos fait mal. Les bras s’ankylosent. Je ne fais pas assez de sport. Je m’occupe mal des autres. Je me fais attendre, rarement prier. Je suis assez désespérée. J’essaie de garder quelques illusions. La vie est un grand écart permanent. Le décalage est un art. Dans une autre vie, j’aurais pu être mathématicienne. J’aime que 2 + 2 fassent 4. Je suis carrée. L’art est exigeant. Mes sentiments me définissent mieux que mes actions. Mes gestes sont lents. Je me fatigue vite. J’ai un gros défaut de vision. J’espère pouvoir écrire et dessiner jusqu’à la fin de mes jours. Je voudrais mourir sans m’en rendre compte. J’ai de moins en moins de mal à m’endormir. J’aime que les oiseaux me réveillent. J’aime me sentir éveillée. Je suis simple. Ma vie ne l’a pas été. Ma vie pourrait faire l’objet d’un roman, elle n’a pas été un long fleuve tranquille. Les relations sociales sont compliquées. Mon caractère n’est pas adapté. Le personnage simple de ma vie romancée serait doublé d’un alter ego complètement décalé…

Que diable était-il venu faire dans cette galère?

 

     Les questions de Martin au sujet des problèmes contemporains étaient déconcertantes. Quand je l’observais parfois à la dérobée, je surprenais sur son visage des expressions qui lui donnaient l’air d’un enfant effrayé. Nous avions probablement le même âge mais apparemment peu de choses en commun, les vécus que nous tentions parfois de partager nous étaient mutuellement si étrangement étrangers… Le sentiment religieux ne lui paraissait pas inconnu mais il avait du mal à l’expliciter, comme il avait du mal à s’exprimer sur les questions existentielles qui alimentent la littérature et la philosophie, la vie, la mort, être ou ne pas être… L’amour le rendait plus loquace, il semblait très attaché à une certaine Sylvia, il en parlait avec des accents touchants qui auraient provoqué l’hilarité de Luc. Que diable était-il venu faire dans cette galère? Entre autres chefs d’accusation, on lui reprochait le piratage de données très sensibles au ministère français de la Défense et dans des organisations internationales. J’avais du mal à l’imaginer en une sorte de James Bond au service d’une puissance maléfique désireuse de nous détruire. Quel lien invraisemblable aurait-il pu avoir avec le djihadisme? Le cynisme de Jean-François pouvait égaler celui de Luc. Pour de l’argent, on était capable de tout. S’il n’était pas un espion, Martin était alors un mercenaire qui avait vendu ses compétences ou la puissance de ses réseaux à une Mafia quelconque, pourvu qu’elle soit la plus offrante.

     Drôle d’Histoire

     2055

Flexion-réflexion

Cet homme

tout rabougri, tout recroquevillé

noirci  par  les  intempéries, l’âge, les soucis

cet homme qui semble absent à lui-même

penché vers le sol pour se protéger des rafales de pluie

cet homme sans âge et peut-être sans âme

cet homme fini

que voit-il?

dans sa marche courbée

sur l’orbe de la terre

Presque

Irruption d’un si petit fragment de réel passé dans le déroulé tranquille de mes occupations de rangement, petite feuille de papier pliée en quatre, papier chiffonné, usé, doux comme du coton, je range et je trie de vieux cartons qui m’ont été rapportés, ils viennent de mon ancienne vie, je reconnais deux ou trois objets que j’avais complètement oubliés, mais la mémoire, à leur vue, me revient immédiatement, comme c’est étrange, je les saisis entre mes mains comme la première fois, si longtemps après la première fois, face à face incroyable entre deux moi-même à des dizaines d’années de distance, voyage-retour-éclair dans le temps, oui, ce sont bien ces objets et il s’agit bien de moi, moi qui, à cette époque, il y a tellement longtemps… se peut-il?! L’amusement me gagne, je me rappelle les sentiments mêlés que m’inspiraient les personnes qui avaient l’âge que j’ai atteint aujourd’hui, je ne me sens pas si vieille, je pourrais même dire que je n’ai pas changé, je me reconnais même si… chut… ne plus, ne pas y penser, même si… il y a si longtemps, je n’aurais pas imaginé que!… Hélas… si j’avais pu ne pas… Chut! Cet immense territoire sauvage, cette jungle terrifiante dans laquelle je me suis perdue, ont été franchis, je les ai traversés et je suis ici, aujourd’hui précisément, occupée à trier et à ranger de menus objets et quelques feuillets qui me viennent de mon passé lointain avec une indéniable douceur, car… je reviens de si loin et la vie aujourd’hui est si légère, comme elle ne l’avait jamais été depuis, sans doute, les moments les plus privilégiés de mon enfance… d’où émerge soudain ce petit morceau de papier, feuillet sans importance qui, mille fois, aurait pu être froissé, jeté, déchiré, mais qui surgit aujourd’hui, à cet instant, au bout de mes doigts qui l’ont retiré d’une enveloppe où il avait été placé, où je l’avais vraisemblablement placé, jadis, au début de ma vie, pour qu’il traverse sans dommage toute cette épaisseur de temps… pour que je contemple, si longtemps après ta disparition, le tracé de ton écriture que je n’avais plus jamais eu l’occasion de lire et qui se présente à moi, aujourd’hui, comme s’il s’agissait de ta résurrection… mais tu n’es plus de ce monde et la vue de ton écriture que je reconnais entre toutes me procure une fausse joie qui me fait presque pleurer…