revenir

Passer la mémoire au tamis

LA REVENANTE

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

     A aucun moment elle n’avait décidé de ne plus revenir sur les lieux de son ancienne vie, qui, à l’époque, lui semblaient indissociables d’elle-même. Quand elle avait fermé pour la dernière fois la porte de la maison où elle avait grandi, elle ne savait pas qu’elle n’en franchirait plus jamais le seuil, qu’elle ne ferait plus jamais de courses dans le quartier, qu’elle n’aurait plus jamais l’occasion de flâner dans les rues du centre-ville, qu’elle ne s’amuserait plus de la gestuelle prévisible de la petite troupe d’habitant-e-s qu’elle fréquentait habituellement dans les lieux publics, que s’effacerait aussi autour du coeur battant du territoire de son enfance l’espace plus large de tous les endroits qui en rayonnaient. Elle n’avait rien prémédité. Le fait est qu’elle n’était jamais revenue et qu’il n’y avait plus personne pour éventuellement l’accueillir. Elle était devenue une étrangère. Les habitudes anciennes étaient obsolètes et ne pouvaient plus exister que par un effort de mémoire. Il n’y avait plus de médiation vivante, on ne lui adresserait plus jamais de geste amical de la main pour saluer son retour, elle marcherait dans l’indifférence totale des rues le long desquelles elle avait autrefois tissé une étoffe que l’usure avait fini par consteller de trous… Poser sur quelques-uns d’entre eux le microscope et observer les images qui tentent de s’animer, passer la mémoire au tamis?… Tous les anciens petits métiers avaient disparu. On ne voyait plus depuis longtemps les habitant-e-s sur le seuil de leur maison apporter leurs couteaux au rémouleur, leurs casseroles au rétameur, leurs chaises trouées au rempailleur, leurs matelas de laine au cardeur… Il n’y avait plus de ferrailleur, de chineur, de ramasseur de peaux de lapins, de repasseur, de chiffonnier, de vannier, de cordonnier, de vitrier itinérant, de marchand de charbon, de marchande de lait ou des quatre saisons, de livreur de bière, d’accordeur, de réparateur, de rebouteur, de colporteur… Mais pendant de longues années encore, avant qu’elles ne disparaissent à leur tour faute de repreneur, les gens avaient pu acheter le pain, la viande et les légumes de leurs repas quotidiens dans les boutiques du quartier. On les voyait matin, midi et soir, aller et venir entre l’épicerie, la boucherie, le marchand de légumes et la boulangerie situées tout au plus à seulement quelques centaines de mètres de chez eux. On se croisait, on s’arrêtait, on échangeait des nouvelles. De la périphérie au centre, la ville semblait rester vivante. L’effacement progressif des activités gagnait cependant du terrain. Sur la Grand’Place et dans les rues voisines, plusieurs commerces qui avaient pignon sur rue depuis plus d’un siècle avaient retiré leur enseigne du fronton de leurs prestigieux magasins. Une supérette remplaçait la pâtisserie M., un magasin franchisé de prêt-à-porter la quincaillerie V., un cybercafé l’épicerie fine D., une agence bancaire la librairie H…. Le lèche-vitrines des promenades du week-end se réduisait inexorablement, tandis que l’offre cinématographique était devenue inexistante. Des trois cinémas qui avaient survécu à l’arrivée des complexes dans la périphérie de la métropole régionale, deux avaient été détruits puis remplacés par des immeubles de logements, le troisième tombait en ruine mais n’avait pas été démoli, on lisait encore sur sa façade restée intacte les trois lettres du mot REX.

La vie dans la ville

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Destinations statistiquement prévisibles des gens qui vont et viennent, portent des sacs, vaquent à leurs occupations, suivent le tracé des rues, disparaissent derrière une porte, en ressortent, font les courses, toujours et encore les courses, oublient le pain, reviennent sur leurs pas, s’arrêtent à la pharmacie, prennent rendez-vous chez le dentiste, patientent à un arrêt de bus, déchargent le coffre d’une voiture, échangent quelques paroles avec des voisins, adressent des signes de reconnaissance à d’autres habitants-habitués de la ville, vont chercher les enfants à l’école, reviennent de leur travail, film prévisible de l’activité citadine, film muet de la vie dans la ville, gestes répétitifs, stéréotypés, situations convenues, rire attendu, l’attroupement autour de la baraque à frites, le gag de la sauce tomate qui gicle sur une veste, la vie trépidante, la vie cocasse, la vie à la surface, la vie enregistrée sur le vif par la caméra de l’œil, une vie sans épaisseur apparente et pourtant énigmatique, avec les rêves imperceptibles des piétons qui se déplacent munis d’écouteurs dans les oreilles, on entend parfois du son en passant à côté d’eux, on essaie de l’identifier, on essaie de comprendre les amorces d’histoires saisies à la volée sur le trottoir dans les bribes de paroles des personnes croisées, elles téléphonent en marchant à des amis ou à des proches qui vivent peut-être dans des contrées lointaines, les mots s’envolent alors à l’autre bout du monde. Mystère de ces existences suggérées par des impressions fugaces, par des expressions lues sur les visages, par l’enveloppe corporelle des figurants perpétuels d’un film qui se joue en permanence dans les rues de la ville, agrégat de questions sans réponse formant une sorte d’assemblage mobile qui fluctue en même temps que les passants, l’observateur ne saisit que des reflets changeants. L’inconnu-e qui traverse la ville pour la première fois ou qui revient après une longue absence offre lui-même aux autres l’opacité de son corps. Qui est-il, que fait-il, pourquoi a-t-il ce regard interrogateur, que cherche-t-il de ce pas nonchalant, quelle est la tonalité de sa musique intérieure, la singularité de son histoire, ce qui fait battre son coeur?…

     Celui ou celle qui revient se souvient. Un sentiment d’étrangeté domine malgré l’apparente familiarité de certains aspects de la ville. Autrefois, les pieux des chapiteaux des forains s’enfonçaient dans le gravier qui recouvrait la place de l’Hôtel de Ville. Des dalles majestueuses l’ont remplacé, avec un dégradé de marches qui empêche le stationnement des véhicules. La ville se veut pimpante et moderne malgré les nombreux rideaux de fer baissés sur les commerces de jadis, remplacés par des agences bancaires ou de téléphonie. Une petite librairie nichée dans une ruelle portait le nom « Aux vraies richesses ». Peintes de la même couleur que la façade, les lettres de ciment n’ont pas été effacées au-dessus de l’ancienne devanture devenue une simple fenêtre de maison, elles se sont seulement enfoncées dans l’anonymat du mur. Impression que la ville voudrait sortir de l’anonymat, qu’il y aurait tout un livre à écrire.

     Il y a des rues claires et festives qui donnent envie de marcher d’un pas allègre, et des rues étroites et sombres dans lesquelles on avance malgré soi entre des murs hostiles, des rues interminables qui se transforment en boyaux dans les cauchemars. La rue, c’est l’accès au monde et sa découverte avant même de savoir qu’il existe. Double expérience, claire et noire, double découverte de ce que la rue-monde propose de bon ou d’inquiétant. La vie sera une suite de rues à enfiler dans les villes, petite commune pendant les premières années de l’enfance, ville moyenne à l’adolescence, grandes villes à l’âge adulte. La ville ne se laisse pas approcher d’emblée dans sa globalité, elle se parcourt rue après rue dans un quartier, au cours d’un trajet, dans une portion de ville incluse dans plusieurs trajets, se révèle au gré de ce qui porte les pas — l’école, le travail, les promenades — suscite des impressions qui se renforcent ou se complètent à chacun des passages réitérés. La pensée globale de la ville a besoin de s’abstraire du fourmillement des rues et de la vie telle qu’elle se déroule au quotidien à l’ombre de ses murs, pour obtenir la vue d’ensemble que les voyageurs recherchent en grimpant au sommet d’une tour, d’un clocher ou d’une colline. La perception devient alors révélation. Le démiurge omniscient qui contemple la ville voit les imbrications, comprend les articulations, saisit la répartition de l’ensemble des quartiers, des lieux publics, des espaces verts ou habités, des zones industrielles et commerciales, des réseaux de circulation, routes, voies ferrées, fleuves. De la vieille ville aux nouveaux quartiers, les différentes strates de construction se distinguent clairement et racontent l’Histoire, tandis que les immeubles récents ou les gratte-ciel dessinent l’avenir. Le moutonnement vert d’un bois ou d’un parc, parfois l’horizon bleu de la mer, souvent ou presque toujours les reflets argentés d’une rivière, inscrivent des repères naturels dans l’univers minéral du bâti qui reflète différemment la lumière selon la nature des matériaux dont il est fait, briques rouges ou de couleur ocre, pierre dorée, surface grumeleuse du béton, façades lisses et miroitantes des hautes tours qui frôlent le ciel… Mais la misère des faubourgs ne se voit pas d’une telle hauteur, et la détresse des sans-domicile est également invisible; elles ne se détectent qu’au ras du sol, en retournant les bidons de la ville, en démystifiant la ville bidon qui étale sa prospérité factice obtenue par le pillage des ressources de la planète et en spoliant les populations les plus pauvres. La vérité de la ville se vit en deçà des rêves d’urbanistes, dans le fourmillement de ses rues, dans les boyaux de son ventre dilaté, dans la ségrégation de ses habitants, dans l’enfer des existences de ceux-celles qu’elle exclut…

Habiter

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Habiter signifie HABITUDES… l’habitant d’une ville n’est pas libre de vagabonder mais il est libre de circuler, comme sur un manège, que ce soit à pied, en voiture ou à vélo, il tourne, il ne part jamais vraiment mais il revient toujours, et le souvenir n’est qu’un retour après tous les autres retours… se souvenir consiste à retrouver dans les archives de la mémoire la carte du circuit que les pas ont gravé, puis d’en suivre le tracé comme sur un calque en tentant de le superposer aux trajets accomplis autrefois… se souvenir consiste à creuser dans la couche épaisse de tous les moments vécus dans la ville, à sonder leur sédimentation, à en dégager les lignes et les forces, à essayer d’en retrouver l’aimantation, de réveiller les émotions étouffées par les ronces de l’oubli, à redécouvrir les projets portés par les trajets, la dynamique qui motivait la vie!… peur de ne retrouver que des coquilles vides, les restes friables des concrétions formées par la routine des habitudes… pour sortir de la prison des habitudes prises par la mémoire, il fallait sans doute laisser venir les images de la ville comme si le regard les découvrait pour la première fois, se laisser surprendre par le sentiment agréable de leur familiarité, butiner de l’une à l’autre, laisser les associations se former, accepter de succomber au charme de leurs assemblages… l’image de la cour associée à celle du tas de briques incitait à reconquérir la forteresse du passé en suggérant la possibilité d’un retour après l’interdiction de séjour qui semblait avoir été prononcée par la police de la mémoire… le souvenir de la ville était fait de trajets réitérés à l’infini et d’une infinité d’instants qui s’étaient écoulés entre seulement quelques points fixes car dans une ville, on ne cesse pas de revenir sur ses pas, l’itinéraire suivi ramène toujours au point de départ!… images bloquées des souvenirs qui reviennent sans cesse sur le manège de la mémoire, images fugaces d’une eau noire qui miroite au pied des maisons de part et d’autre d’un petit pont de planches, bribes de paroles entendues au cours de promenades (la crue de telle année, les maisons inondées), sensation étrange à la vue d’une esplanade qui n’était pas dans le champ de vision, d’habitude, à cet endroit-là !… la rivière avait disparu, ce mirage était impossible!… sans la rivière, la ville n’était plus la même… or, le lit de la rivière qui la traversait avait bel et bien été comblé, et la ville avait perdu son âme… que reste-t-il des souvenirs noyés ?… et toi, qui essaies de revenir sur les rivages du passé au point de ressentir pendant quelques fractions de seconde les émotions de l’enfant qui te fait signe et que tu aperçois comme autrefois dans les reflets en abyme que se renvoyaient les glaces dans les deux ou trois cafés de la ville où la famille avait ses habitudes, qui es-tu donc sinon l’ombre de toi-même à la poursuite de ton propre fantôme ?…

Comme un boomerang

    Page sombre

(Récit en cours d’écriture)

     La vie se pétrifiait… Les spectres d’Hiroshima et de Nagasaki étaient dans toutes les têtes… La bombe atomique était revenue frapper comme un boomerang la puissance américaine déclinante, mais personne n’aurait songé à faire remonter jusqu’à elle la chaîne des responsabilités de ce massacre nucléaire qui était la pire épreuve de son histoire récente… L’attentat avait été rapidement revendiqué par les héritiers d’Al Quaïda et de l’Organisation de l’état islamique. Comme l’Hydre de Lerne, le fascisme terroriste islamiste avait toujours une nouvelle tête qui repoussait…

     Le piano de Louis 

     2064

 

Presque

Irruption d’un si petit fragment de réel passé dans le déroulé tranquille de mes occupations de rangement, petite feuille de papier pliée en quatre, papier chiffonné, usé, doux comme du coton, je range et je trie de vieux cartons qui m’ont été rapportés, ils viennent de mon ancienne vie, je reconnais deux ou trois objets que j’avais complètement oubliés, mais la mémoire, à leur vue, me revient immédiatement, comme c’est étrange, je les saisis entre mes mains comme la première fois, si longtemps après la première fois, face à face incroyable entre deux moi-même à des dizaines d’années de distance, voyage-retour-éclair dans le temps, oui, ce sont bien ces objets et il s’agit bien de moi, moi qui, à cette époque, il y a tellement longtemps… se peut-il?! L’amusement me gagne, je me rappelle les sentiments mêlés que m’inspiraient les personnes qui avaient l’âge que j’ai atteint aujourd’hui, je ne me sens pas si vieille, je pourrais même dire que je n’ai pas changé, je me reconnais même si… chut… ne plus, ne pas y penser, même si… il y a si longtemps, je n’aurais pas imaginé que!… Hélas… si j’avais pu ne pas… Chut! Cet immense territoire sauvage, cette jungle terrifiante dans laquelle je me suis perdue, ont été franchis, je les ai traversés et je suis ici, aujourd’hui précisément, occupée à trier et à ranger de menus objets et quelques feuillets qui me viennent de mon passé lointain avec une indéniable douceur, car… je reviens de si loin et la vie aujourd’hui est si légère, comme elle ne l’avait jamais été depuis, sans doute, les moments les plus privilégiés de mon enfance… d’où émerge soudain ce petit morceau de papier, feuillet sans importance qui, mille fois, aurait pu être froissé, jeté, déchiré, mais qui surgit aujourd’hui, à cet instant, au bout de mes doigts qui l’ont retiré d’une enveloppe où il avait été placé, où je l’avais vraisemblablement placé, jadis, au début de ma vie, pour qu’il traverse sans dommage toute cette épaisseur de temps… pour que je contemple, si longtemps après ta disparition, le tracé de ton écriture que je n’avais plus jamais eu l’occasion de lire et qui se présente à moi, aujourd’hui, comme s’il s’agissait de ta résurrection… mais tu n’es plus de ce monde et la vue de ton écriture que je reconnais entre toutes me procure une fausse joie qui me fait presque pleurer…