savoir

Pourquoi s’inquiéter?

     J’étais loin de me douter… Je ne savais pas… Je ne savais rien. D’une certaine façon, j’étais comme tout le monde, sauf que… Cette rature sur le registre, ou plutôt ce gommage, cette surcharge d’encre blanche sous le libellé de mon nom… Oui, c’est comme cela que tout a commencé. Je ne pensais à rien, tout me paraissait normal dans ma vie, et puis tout à coup, ce rien, ce détail insignifiant comme le ver dans le fruit de mon imagination… J’ai commencé à m’interroger, à poser des questions aux autres. Walter, mon meilleur ami, me reprochait d’être devenu maniaque. Pour lui, tout était rigolade et bonheur de vivre. Pourquoi s’inquiéter? Et de quoi? C’était vrai que la vie pouvait paraître belle – maintenant je sais qu’il est possible de s’habituer à tout – mais soudain, là, sur le registre que j’avais dû consulter, cet accroc à la norme, cette boursouflure blanche qui paraissait cacher quelque chose sous les lettres noires qui composaient mon état civil, pourquoi? Et pourquoi moi? Je ressemblais tellement à tout le monde… J’étais comme le frère jumeau de Walter, en moins extraverti. Les marginaux n’existaient pas chez nous, l’originalité non plus, et c’est précisément ce qui me tracassait. Non, ne m’interrompez pas, le fil n’est pas très solide, vous savez… Du chantage? Les rôles seraient renversés? Mais c’est que je suis devenu malin! Je pourrais en profiter! Oui, messieurs, vous dépendez de ma mémoire, et du fil de la narration que je suis en train de vous faire avec mes pauvres moyens… Laissez-moi le temps, le temps de récupérer, de me remettre de tous ces chocs successifs… J’ai l’impression de rêver, je vais me réveiller en ayant tout oublié et je ne saurai pas que je suis redevenu amnésique…

Drôle d’Histoire

Les Cosaques des frontières (reprise)

Et toi, te voilà, de toute ta petite présence

Isabelle Pariente-Butterlin

Suspendues dans l’air

 

Suspendues dans l’air, tes questions.

Envol, autour de moi. Je passe dans le jour, me tenant à la ligne des il faut … il faut faire la cuisine, il faut mettre la table, il faut que je réponde à un mail, attends un peu, il faut que je termine ça, une seconde, il faut que tu prennes ton bain, je vais le faire couler, et suspendues dans l’air, tournoyantes et légères, virevoltantes, insistantes, tes questions… à la ligne des il faut me tenant de guingois, de travers, moi, traversant toute la pesanteur de la conduite des adultes, et cette ligne de tension, et d’attente, vers le soir, tentant de m’y tenir mais la ligne est si incertaine et instable, et il y a si peu d’air …

et toi, te voilà, de toute ta petite présence, intacte, intègre, plantée face à moi, arrêtant mes mouvements, t’intercalant, insufflant ta respiration dans le monde et posant tes questions :

tu arrives dans la pièce, tu entres dans l’espace, tu l’habites sans aucune inquiétude, et tu lances, à brûle-pourpoint, faisant en sorte de m’arrêter : Dis, Maman, tu as remarqué que tout ce qu’on vit, c’est toujours différent de ce qu’on imagine ?. Ton air songeur, alors, et décidé, me fait mesurer l’extension de ton expérience, ces tremblements que déjà tu as ressentis entre le monde et tes représentations, et dont j’ignorais que tu en aies déjà le savoir intime. Et me fait perdre la ligne, la ligne des il faut, qui n’était pas très assurée, qui ne tenait pas très bien. Ma main lâche cette ligne, et tu t’assieds sur mes genoux. Et voilà que je suis, avec toi, une autre ligne mélodique.

Tu sais déjà tout, c’est désarmant, et j’ai l’impression que tu n’en veux à personne.

Pas même au monde de n’être pas conforme à tes représentations. Tu continues avec le plus grand sérieux : « C’est pour ça, tu comprends, que le catalogue des parents, moi, je n’y crois pas, et de toutes façons je ne veux pas changer de parents, mais on peut lire le livre quand même, mais je ne veux pas changer de parents, hein ?, tu comprends … ? ».

Ce livre magique, et un peu effrayant, que tu as refusé de lire, et qui t’aurait presque scandalisée quand je te l’ai donné, ce livre, dont tu n’approches qu’avec la plus grande inquiétude, que tu as écarté plusieurs fois, et qu’enfin tu acceptes de lire.

Comme si tu envisageais aussi de l’immensité de ton regard clair tout le sérieux des livres.

 

Isabelle Pariente-Butterlin _ Licence Creative Commons BY-NC-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 13 avril 2012.

 

Je préfère le souffle du vent

Isabelle Pariente-Butterlin

 

Ton être, tout entier dans une question.

Tu égrènes les questions comme les coquillages que tu ramasses sur la plage. On marche, on avance, on trace sur le monde le cheminement de nos pas, quelque chose qui est autant une méditation qu’un élan, quelque chose qui est tout aussi bien en notre monde intérieur que sur le sable doux et tiède de la plage. Tu te baisses et tes doigts auxquels se collent des grains de sable se referment sur une petite palourde blanche. Ni le moi ne se dissout dans le monde, ni le monde ne dépend du moi. Ils ne font que se répondre l’un à l’autre. Tu as trouvé cette grâce.

Ton être tout entier, suspendu à la réponse possible à la question que tu viens de poser.

Dire que j’ignore presque toutes les réponses. Et que tu ne le sais pas encore. Je suis comme toi, du côté des questions, je n’aime pas les réponses qui arrêtent la marche et qui entravent la progression, je n’en ai pas beaucoup, ma collection de certitudes ne pourra pas rivaliser avec ta collection de coquillages. Je préfère le souffle du vent, et il me suffit de savoir que je tiens ta main dans la mienne.

Continue de danser sur le sable doux des possibles.

Je regarde le mouvement des adultes dans leur affirmation des certitudes. Ils ont une pesanteur et une gravité qui suffisent à expliquer pourquoi ils s’enfoncent bien plus que toi dans le sable. La seule articulation de leurs syllabes est si lourde qu’elle ne pourrait pas ricocher sur l’eau. Tes pas minuscules et précipités dessinent des courbes et les entrelacent les unes aux autres, et les emmêlent à tes éclats de rire et relancent les possibles du monde quand vous courrez, toutes les deux, sur la plage.

Ne cessez pas un instant de relancer les possibles, ne cessez plus de danser là, dans le sable doré des bords des mondes. Comme tes mèches blondes dans le souffle d’air de l’été.

 

Isabelle Pariente-Butterlin _ Licence Creative Commons BY-NC-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 1er avril 2012.