torpeur

8 Août 2044

Nous étions si fragiles…

    Ce matin-là, je me prélassais au soleil sur le pont d’un voilier qui cabotait entre les îles grecques, après quelques plongeons dans l’eau fraîche et limpide d’une Méditerranée idyllique. La Grèce ne s’était jamais remise des plans d’austérité qui lui avaient été imposés par la Troïka, mais la gentillesse des habitants et la petite activité touristique qui les maintenait en vie, surtout en cette période de l’année et à l’endroit exceptionnel où je passais mes vacances, donnait l’illusion que tout allait bien dans le meilleur des mondes. Il était encore possible, hic et nunc, d’oublier l’enfer vécu par les autres et de se croire au paradis terrestre! Le nouvel optimisme des milieux d’affaires s’était propagé aux populations fortunées qui renouaient avec les délices de leur vie insouciante d’avant le drame de Boston et fuyaient tout ce qui pouvait altérer le cours heureux de leur existence, rêvaient à de nouveaux horizons sans éviter l’égoïsme le plus absolu, vivaient dans une douce euphorie à côté de la misère extrême sans vouloir y jeter un oeil, écartaient avec désinvolture la menace des monstres qu’elles savaient pourtant embusqués et prêts à bondir au moment le plus inattendu. La nouvelle éclata comme un coup de tonnerre lointain, entre deux romances estivales, quand la radio de bord délivra des messages destinés aux navigateurs. J’entendis sans les comprendre l’interdiction faite à tout bateau professionnel ou de plaisance d’accoster sur les rivages bretons et normands, ainsi que l’ordre donné à tous les navires de se dérouter pour éviter ou évacuer le secteur de la Manche. Je n’avais aucune conscience claire des implications de ces quelques phrases étonnantes entendues dans la torpeur de l’été. A mille lieues de mon cadre de vie habituel, j’étais sans doute peu disposée à m’emparer d’une nouvelle aussi énorme car les mots ne parvenaient pas à franchir la barrière de mon esprit, ne s’imprimaient pas sur le journal de bord que je tenais dans ma tête…

Abandon

Atelier d’hiver de François Bon

Mes contributions

     Journée idéale, quand le rituel du café achève la transition entre les activités matinales qui ont maintenu l’esprit en éveil et la demi-somnolence propice à la rêverie qui suit le repas de midi… la caféine fera effet plus tard, quand le corps calé entre les coussins d’un canapé se fera oublier pour laisser place à l’immense espace imaginaire ouvert par l’écran de la tablette tenue entre les mains… Plus rien d’autre n’existe… le monde a été aboli… à  la vérité, c’est la dureté du monde qui a été neutralisée… les bruits sont inexistants ou très atténués, il ne fait ni trop chaud ni trop froid, le corps ne ressent ni la faim ni la soif, il se repose de ses fatigues, loin, très loin des réalités quotidiennes, dans un repli égoïste, à l’écart des luttes communes pour la vie, loin, très loin des angles coupants du langage trivial, à la recherche d’un autre langage qui serait primordial, d’une vérité sécrète qui serait enfouie au plus profond de la chair… et que les mots tenteraient de ramener à la surface de la conscience… La page blanche est d’abord un abandon au grand Silence, vertige nécessaire, condition indispensable pour que s’ouvrent les grands espaces imaginaires!… Une sorte de torpeur envahissante aide le vide à s’installer, plus rien n’a d’importance, le temps s’arrête, il semble que s’installe un instant éternel… Les doigts alors pianotent sans savoir ce qu’ils écrivent, guidés par les mots sur une route inconnue dans la direction de nulle part… Sur l’écran, des signes apparaissent ou disparaissent en clignotant comme des étoiles, la navigation se fait au jugé, un sillage se dessine, la traversée se poursuit contre vents et marées, le bateau tangue, le bateau s’enivre, le bateau risque de couler à chaque embardée… quel est ce regard intérieur qui tente d’évaluer les dangers comme un bon capitaine de navire?… Toutes les journées, bien sûr, ne sont pas idéales, mais le besoin de tourner le dos au monde finit toujours par soustraire au réel ces moments de grâce où les mots vagabonds sont cueillis au hasard d’une rêverie par l’esprit vacant même au milieu d’une foule, même dans les secousses d’un transport en commun, en se glissant dans les fissures qui lézardent le mur du calendrier quotidien… l’élan est trop court, il n’ira pas jusqu’au bout de la phrase, mais la tablette nomade est à portée de main pour en conserver la trace…