philosophie

Pouvoirs magiques

Isabelle Pariente-Butterlin

 

Il y a des endroits du monde où nous sommes protégés. Des bulles de cellophane, en somme.

Toi, tu es certaine que je te protège de tout, tu énonces sans trembler la liste des créatures dont je suis supposée triompher pour toi, et heureusement, elles appartiennent toutes aux livres de contes que l’on referme avant de dormir.
Quand nous avons ce genre de conversations, j’active la partie rationnelle de mon cerveau, je tente d’oublier les craquements de bois de l’escalier, les ombres du jardin, et je te réponds le plus tranquillement possible (il ne faut pas surjouer non plus, tu as l’oreille fine et tu parviens à détecter des variations infimes dans la ligne mélodique de mes phrases) que bien sûr, les sorcières n’existent pas.

J’évite de croire aux sorcières, mais je crois aux fées.
Toi, tu le sais. Nous en parlons entre nous, lors de nos promenades, il suffit que nous soyons loin de toutes choses, c’est-à-dire que nous ayons tourné deux ou trois fois en rond, au bout d’un chemin, il suffit que s’ouvrent les ombelles tremblantes de plantes rêveuses et inconnues, dont je ne sais jamais si elles sont, ou non, du poison, et que je refuse que tu touches, pour que la question en vienne à se poser entre nous, et que nous les évoquions.
Tu actives alors, dans la nuit qui à présent est tombée, la partie la plus rationnelle de ton cerveau, il suffit que tu fronces tes minuscules sourcils pour que je sente que je vais avoir affaire à elle, et tu me fais remarquer qu’il y a un problème dans la vision du monde que je construis et dont je discutais avec toi pas plus tard que cette après-midi. J’ai soudain l’impression d’avoir des pouvoirs magiques mais de raisonner très mal, et de faire des fautes de raisonnement que le débutant que tu es souligne avec désapprobation.
Je crois aux fées de la lande, aux elfes, ou du moins je n’irais pas les provoquer, mais je ne crois pas aux sorcières, non, résolument pas, ni aux fantômes, ça ne tient pas trop, tu as raison, mais c’est mieux ainsi, tu ne crois pas ?

Quand j’ai passé toutes ces épreuves, il y a dans vos cous, une odeur de tilleul et une odeur de galette qui permettent d’aller affronter la nuit.

Isabelle Pariente-Butterlin _ Licence Creative Commons BY-NC-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 10 mars 2012.

 

Tu ne marches pas, tu danses

Isabelle Pariente-Butterlin

 

Posé sur le monde, et sur moi, comme un objet du monde, ton regard clair atténue les angles.

Questions, feu roulant des questions. Ta voix accompagne mes gestes, embrouille mes pensées et leur ligne fixe, enroule ton sourire autour de moi, et s’entortille autour de mes pas qui trébuchent ; je suis en but au décompte des minutes, et la ligne mélodique de tes phrases en vient toujours à remonter à la fin, comme si, moi, je savais les réponses, alors que mon esprit serait vide et sec aujourd’hui si tu n’étais pas là.

— C’est vrai que la vie, c’est comme une histoire, tu ne crois pas, Maman ?

Oui, tu as raison, tu as certainement raison, sauf que moi, le sais-tu seulement ?, je l’ai oublié, et pour m’en ressouvenir il me faut l’ombre protectrice des bords des mondes, dont il me semble parfois être tombée, dégringolade sèche, dont je dois toujours annuler les effets, alors que toi, tu le sais, avec évidence et grâce. Les courbes de tes pas entrecroisent ceux que je dessine selon des lignes droites et sèches dans l’espace de ce monde. Tu ne marches pas, tu danses.
J’aurais besoin pour te répondre et pour affronter ton regard clair, de prendre appui sur Martin Buber et ensuite, de m’appuyer sur Élie Wiesel, de mettre mes phrases à la suite des leurs, de te parler des Célébrations Hassidiques, et là, tu vois, sans eux, je suis perdue, j’entrevois seulement, la suite des questions chantantes que tu vas m’opposer, et je n’ai pas ta tranquille évidence ni la certitude calme de ton esprit.

Alors une fois de plus, je ne suis rien d’autre qu’un adulte. C’est désolant.

Isabelle Pariente-Butterlin _ Licence Creative Commons BY-NC-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 6 mars 2012.

 

Toi minuscule et colorée

par Isabelle Pariente-Butterlin

 

 

Te regardant, je perçois en toi, des strates de toi bien plus anciennes que celle dans laquelle tu te déplaces actuellement.

Je me souviens, dans un gymnase surchauffé, de toi jonglant avec des balles de couleurs. Toi minuscule et colorée, passant d’un ainsi dénommé atelier à un autre. Tes mèches blondes ébouriffées accompagnaient tes mouvements et tes joues rougissaient de l’effort. Toi, toute à ta joie et à ton labeur, faisant tourner en ce qui aurait sans doute pu être des cercles concentriques qui s’affaissaient, se déplaçaient, s’amollissaient, s’esclaffaient, un immense ruban arc-en-ciel. Tes gestes étaient appliqués et tu avais dans le regard toute la concentration dont seuls les enfants sont capables.

Et ta main gauche, pendant toute cette concentration et cet effort que tu menais de haute lutte, était abandonnée à son immobilité, inutile, reposant dans l’air, doigts légèrement écartés, comme autrefois, c’est déjà devenu autrefois, à une époque où elle ne te servait à rien.

Il arrive encore, par hasard, que tu superposes des gestes archaïques à ceux que tu as appris à déployer dans le monde social des adultes. Ils apparaissent sans que je sois en mesure de les prévoir et ont une grâce très différente et émane des lointains de toi, de moments de vie qui ne nous appartiennent pas, et sur lesquels le langage vient échouer, puisque toi-même, alors, ne l’écoutait que comme une musique lointaine qui te berçait.
Tu as conservé longtemps cette étrange superposition en toi, je parviens toujours à la percevoir, et moi qui te regarde être avec constance, tentant de te déplacer le moins possible de ton axe, espérant parvenir à te laisser être, faisant le moins de bruit possible, je les reçois en ma mémoire comme des indices de toi.

Je crois que j’ai définitivement pris ton parti contre le monde des adultes. Mais ce n’est pas à toi que je peux le dire. Il faut que je fasse comme si. Je t’apprends seulement, sans que personne ne s’en rende compte et pas même toi, la négociation, et des techniques pour rester toi dans ce monde de faux-semblants que je leur abandonne. Le monde des adultes n’est rien d’autre qu’une vaste cour de Louis XIV qui aurait perdu son roi et vibrionne d’angoisse, palpite d’attente, chacun cherchant le roi, s’espérant roi, pauvres rois sans couronne désorientés et perdus dans une cour immense.

Ensuite ton prof de sport est arrivé, et le moment, sous son regard, a volé en éclats. Mais ça n’a pas d’importance.

Isabelle Pariente-Butterlin _ Licence Creative Commons BY-NC-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 5 mars 2012.

La grâce infinie de l’enfance

par Isabelle Pariente-Butterlin 

 

Je ne suis même pas sûr qu’il soit possible, là, de déposer des mots.
Là : sur la grâce infinie de l’enfance.

Rien de ce que j’ai lu d’elle ne m’a parlé de toi.
Regards sans grâce des adultes se regardant regarder l’enfance, comme ces mères aux traits trop dessinés, trop appuyés, sans doute maquillés, qu’on trouve sous la plume lourde de telle poétesse se regardant être mère. Ennui. Leur maternité ne m’intéresse pas.
Il y a peut-être, je l’admets, infiniment émouvante, la scène de terreur que raconte Rilke dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge quand, déguisé, ayant amoncelé sur lui des épaisseurs de vêtements et de masques, et de solennité adulte, empesé, dépassé, je crois même, par le sabre de son grand-père, mais de cela je ne suis plus sûre, et je n’ai pas envie de le relire, tant la grâce, dans mon souvenir, est intacte, et tant que je crains, à tort, qu’elle ne s’efface, il se sent soudain pris au piège de son déguisement dont il ne peut plus se défaire, et hurle de frayeur, arrachant toute chose.
Cela, peut-être, est un geste d’enfance. Pour le reste, nos mots y sont un échec.

Je ne sais pas pourquoi c’est ainsi, je ne pourrais pas tout à fait expliquer ce phénomène, j’ai des idées bien sûr, et des hypothèses, qui viennent me traverser tandis que je te regarde passer, mais ta grâce, à ce moment-là, s’entoure d’une très fine protection de silence, et voilà que les phrases viennent se briser là, doucement, comme de très petites vagues, et elle demeure intacte et silencieuse. Ou bien est-ce qu’elle évolue, qu’elle se déplace puis se déploie à une très légère distance du monde, qui pourrait être là la raison pour laquelle elle me paraît parfaitement en son lieu ici, aux bords des mondes, sans qu’il me soit possible de la dire ? Parfois, les bras m’en tombent.

Parfois je me dis, mais ce n’est pas une bonne hypothèse, que nos mots sont saturés de représentations et de l’air lourd de nos existences, et que les déposer là est une erreur, puisque là, il n’y a encore rien de fossile. Pas encore. Ça viendra, mais pas encore, pas pour le moment. Je me demande quelle strate de souvenir, et de pesanteur, et de poussière il faut que nos pas d’adultes soulèvent avec eux pour qu’il nous soit impossible de simplement te regarder en se disant « elle joue » et de saisir par là quelque chose de ta grâce.

Isabelle Pariente-Butterlin _ Licence Creative Commons BY-NC-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 3 mars 2012.

 

Le coeur battant de la Mémoire

comme un métronome assourdi mais parfois assourdissant rythme de la vie tempo de l’oubli Je s’absente au rythme de ses souvenirs jeu fictionnel frictionnel de la mémoire la déchirure au cœur le cœur en bandoulière Je joue du banjo Je s’amuse avec Mnémosyne mimesis jeu sérieux jeu principal Je, prince de la Mémoire composition partition partage MIDI minuit nuit lumière Lucifer pièges tombeau de la Mémoire tombe eau de l’oubli flux clapotis de l’écoulement pulsation pluie de sensations oubliées qui tambourinent doucement contre les vitres de l’oubli écran écrin mettre à l’abri gouttes de souvenirs élixir poison douceur douleur émotions intactes refoulées passage interdit frontière infranchissable barricades insurrection passages souterrains terrain miné guerre et Paix combat mortel de la vie lutte à mort Mémoire vivante soubresauts soulèvements apaisement fatigue usure trame effilochée raccommodage va-et-vient de l’aiguille dessus dessous de-ci de-là vocalises voix voie Lactée regarder le ciel la durée du ciel depuis le big-bang TOUT d’un seul coup d’oeil en écoutant le chant des étoiles

Aux bords des mondes avec Isabelle Pariente-Butterlin

Se retirer aux bords des mondes est possible ici avec Isabelle Pariente-Butterlin. Loin de la fureur et du bruit. Y respirer et y vivre en vérité est à la portée de qui veut bien se laisser guider par sa main expérimentée, amie, qui fraie un passage dans les endroits les plus reculés de la conscience que nous avons de nous-mêmes, de l’univers et du langage. Aux bords des mondes est un lieu unique d’intelligence, de sensibilité et de beauté. Cet alliage ou cette alliance élève et rend heureux. Isabelle Pariente est une artiste qui polit ses phrases comme les galets de l’océan qu’elle aime tant. « Il importe sans doute pour moi… que je me souvienne toujours avoir eu comme jouet préféré le langage. » Elle « continue dans le langage ce geste qui a été celui de [mon] son enfance ». Chaque phrase est un fil tendu à la frontière poreuse des bords des mondes. Elle traque à chaque instant le point de fuite où se frôlent les extrêmes et l’impensable. Le geste d’écrire est celui d’un promeneur solitaire dont la seule certitude est d’avancer un pas après l’autre. Je s’inscrit dans le monde comme le point d’insertion fragile de la lettre en contact avec la page, point noir sur fond blanc, fond brillant de nos écrans numériques. Car la dynamique des bords des mondes ne serait pas la même sur un simple support papier. « La structure des bords des mondes, explique-t-elle ( link ), est, depuis que j’écris sur Internet, une structure dynamique. » « Par exemple, je ne savais pas que les images pour moi avaient une telle importance, je ne considérais pas que le sens de la vue était aussi central dans mon expérience du monde » (link )… Le carnet des images d’Isabelle Pariente est une merveille où se croisent et s’interpellent le dit et le vu, l’interprétation du réel et le réel imaginé, imaginaire. La logique interne au langage et à la pensée épouse le mouvement du monde dans l’apparence même qu’il nous livre. Aux bords des mondes est une immense pulsation, le battement d’un coeur qui devient le nôtre, un grand livre à lire et à relire sans discontinuer.