courée

Compte à rebours

Il lui avait demandé de répondre poste restante jusqu’à ce qu’il lui indiquât une adresse dont il aurait été sûr. Elle l’avait encore fait récemment pour lui donner des nouvelles de France dont il avait d’ailleurs eu vraisemblablement connaissance par le canal de l’organisation. Pierre Overney, abattu par un vigile devant la régie Renault, l’enterrement suivi par des centaines de milliers de personnes, la crainte d’une insurrection dans les milieux gouvernementaux et policiers… Pourquoi ce silence? Pourquoi cette absence qui ressemblait à une mort? Stéphane X, abattu par Y… De Tempelhof, il avait pu s’envoler pour n’importe où dans le monde. Il aurait pris un aller sans retour. Si l’organisation le lui avait demandé. Si la Révolution l’avait exigé. Mais aucun journal, aucune radio ne titrait sur Stéphane X ! La télévision ne le montrait pas retenu en otage dans une région perdue d’Amérique du Sud ou d’Afrique ; sur aucune photo, dans nul reportage, on ne voyait son visage émacié aux yeux brûlants ; et personne, selon toute vraisemblance, ne l’avait mis en joue pour détruire les idées que son front affichait. Cela n’empêchait pas le délire. Une avalanche de suppositions, un échafaudage d’hypothèses toutes plus invraisemblables les unes que les autres, le surgissement aléatoire des images du passé pour imaginer à rebours le scénario d’un film commencé à l’aéroport de Tempelhof le 9 octobre 1971, le cachet de la poste faisant foi.

Franz, le dernier témoin, venait de quitter la ville pour une destination qu’elle ignorait, et son successeur dans la petite maison qu’il squattait dans une courée de la vieille cité n’avait pas été plus explicite.

Franz disparu lui aussi, le bout de papier chiffonné qu’elle avait conservé comme la carte énigmatique d’un trésor, dont le sens ne pouvait être décrypté que par le scripteur ou son interlocuteur indirect tous deux évaporés, ce blanc-seing que Stéphane avait destiné à Franz pour la mettre sous sa protection, ce document unique et précieux qui était devenu l’ultime objet qu’il lui avait offert alors que le moteur du poids lourd s’était mis à rugir en couvrant sa voix, juste avant que la portière ne claque, ces quelques mots griffonnés rapidement contre la tôle qui vibrait, cette écriture tremblante et les paroles à peine audibles (« chic type », « ennuis ») qui avaient accompagné le geste de tendre vers elle ce morceau de feuille froissée, qui palliait les lettres qu’elle ne recevait plus, le roman qu’elle avait bâti à distance comme un pont entre leurs deux vies séparées, tout cela –  » le mot nu ment  » – s’effondrait, s’écroulait subitement, comme au réveil les songes des dormeurs, et l’inscription improvisée sur un support de fortune dans la fièvre du départ semblait avoir soudain, si Franz ne pouvait plus la faire vivre, la froideur d’une épitaphe…

L’avenir improbable

Trajet

   Après le déménagement, j’ai continué d’aller à l’école primaire de la ville de H. Le trajet était long, la sacoche était lourde. L’hiver, après la place de l’Octroi qui séparait les deux communes, la route du retour devenait sinistre. La rue des Murets était interminable avec sa rangée de maisons tristes trouée par des courées et, sur le côté opposé, son terrain vague aux herbes folles d’où pouvaient venir tous les dangers. Je préférais le côté des maisons, qu’un éclairage public faisait émerger de la nuit à intervalles réguliers. Dans les espaces non éclairés, je pressais le pas en guettant les ombres. Je commençais à me rasséréner quand j’apercevais l’angle que formait la boulangerie avec l’axe qui amorçait la rue où nous habitions désormais. La vitrine me semblait illuminée comme un phare. Courage ! Le port était en vue. Quand, enfin, je m’engageais dans notre nouvelle rue, le soulagement que je ressentais laissait de nouveau la place à un sentiment d’oppression au fur et à mesure que je m’éloignais du chaud rayonnement de la boutique. Il fallait encore marcher pendant plusieurs dizaines de mètres. Je m’enfonçais dans une espèce de couloir obscur en pente légèrement ascendante dont les parois reproduisaient à l’infini, jusqu’au point de jonction visuel de leurs deux lignes parallèles, les stries verticales correspondant aux portes et aux fenêtres. La rue, qui était pourtant longue, n’était éclairée qu’à ses deux extrémités et au milieu. J’avais pour ma part divisé le territoire de la rue en trois parties, de la plus familière à celle que je fréquentais le moins. Si je faisais souvent le trajet de la boulangerie à la maison, les deux autres tiers de la rue étaient le début d’un périple plus rare qui pouvait conduire jusqu’au centre de la ville d’A. Quand je jouais au Jokari, mon jeu se positionnait sur la fin du premier tiers et le début du second. C’était ce point-là que je fixais mentalement et que j’essayais de discerner dans la pénombre en tâchant d’oublier le poids de mon sac et la pesanteur de mon cœur. Je ralentissais le pas, je retrouvais de la force et du courage au moment de l’arrivée. La façade de la maison se rapprochait, me souriait. Quand je tournerais la clenche de la porte, je me glisserais dans son repli hospitalier, à l’abri du monde.