présence

Chagrins d’enfance

Isabelle Pariente-Butterlin

 

Presque rien, le vide.

Se souvenir des chagrins d’enfance. Se souvenir qu’ils passaient. Se souvenir des larmes qui coulaient sur les joues rondes. Les larmes coulaient. Elles passaient. Elles coulaient. Les chagrins ne restaient pas. Ils passaient. Il fallait apprendre à les laisser couler.

Presque rien, un chagrin.

Ton chagrin, tes larmes. À l’entrée à l’école. Il pèse sur toi, et rétrécit encore tes épaules minuscules comme il rétrécit l’extension de son être. Les portes s’ouvrent. Ta main froide dans la mienne. Tu te replies. Je sens que tu te replies sur toi. Sur moi aussi. Tu t’abrites comme tu peux. Tu sortiras ce soir avec un sourire. J’espère. Mais nous nous tenons devant la porte de l’école et les larmes remplissent tes yeux puis coulent sur tes joues rondes.

Presque rien, ça passera. Un ombre sur ton front.

Ils passeront, tu sais. Comme des nuages dans le ciel de printemps. Un nuage, le froid d’avril, et puis ça passe. Ça passera, tu sais. Je ne sais pas à quel prix mais ça passera. Comme ce chagrin immense de ton ours perdu, rose et minuscule que tu cachais dans la poche de ton manteau pour aller à l’école. Et qui est tombé sur le chemin. Le temps que nous nous en retournions, il avait disparu. Et tes larmes, alors, immenses.

C’est passé, finalement.

La vie te porte, ça passe. Nous inventions des jeux sur le chemin de l’école. Les litanies de choses absurdes contre lesquelles tu ne parvenais pas à retenir ton rire. Les glaces aux légumes pour remplacer la soupe, puis les glaces au dentifrice pour se laver les dents, les glaces au conte de fées pour aller dormir, les glaces aux câlins pour dire bonsoir, tu riais, puis quand l’école se profilait, tu pleurais, et je sortais une glace aux mouchoirs.

La vie te porte, c’est passé. Je reste les bras ballants, les chagrins des adultes ne passent pas. Ils alourdissent leurs pas. Ils estompent leurs présences.

 

Isabelle Pariente-Butterlin _ Licence Creative Commons BY-NC-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 5 avril 2012.

 

 

Comme si toi, enfant, tu étais le silence d’un écrivain avant qu’il n’écrive

Isabelle Pariente-Butterlin

 

Tu te passionnes pour des choses minuscules.

Elles retiennent ton attention comme plus rien, presque, ne retient la mienne. Tu te penches sur le monde, un caillou minuscule et lisse prend dans tes mains la valeur étrange et obstinée que je ne lui savais plus. J’ai l’impression de te faire découvrir un monde que je ne comprends plus, et sur lequel je ne parviens plus à fixer mon regard.
Je t’ai tendu hier une coccinelle ; elle était sur mon doigt. Elle avait trouvé refuge dans les plantes que j’avais protégées de l’hiver et du froid. Tu étais passionnée d’elle. Tout ton regard transparent, un long moment, l’a prise, elle, comme point focal de ton attention. Et je crois que plus rien n’existait, à part, un moment, ta belle attention pour elle et le mouvement selon lequel tu la portes au monde.

Te voilà au présent. Dans la belle vibration du présent.

C’est un peu la même chose, d’ailleurs, quand tu manges un gâteau rose et retentissant et que tu redemandes un peu de Chantilly. Tu as la grâce de ton attente du monde. Celle que tu accordes à toute chose de ce monde, sans faire de hiérarchie entre elle, alors que nous les théorisons et les insérons tant bien que mal dans des phrases.

Tu as l’élégance du présent.

Oui, je viens de comprendre, tu réalises avec l’évidence silencieuse que tu portes à toute chose l’attention que je tente d’accorder au monde et qui est la seule dynamique de mes phrases. Comme si toi, enfant, tu étais le silence d’un écrivain avant qu’il n’écrive. Exactement ce silence-là. Cette attention-là, tu sais, celle dans laquelle on descend très profondément en soi avant de revenir à la surface de la conscience dire quelque chose, une fois, qui soit juste. Qui sonne juste. Tu la tiens. Sans relâche. Dans l’évidente élégance de tes jeux.

Je te regarde. Je commence à comprendre l’horizon de ton regard.

Isabelle Pariente-Butterlin _ Licence Creative Commons BY-NC-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 23 mars 2012.