L’avenir improbable

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Grains de sable

     La teinte particulière de cette brique, moins rouge que d’autres et comme éclairée de l’intérieur par quelques grains de sable qui se révélaient capables de transformer l’uniformité d’un simple mur en une symphonie de couleurs, ce détail anodin, trivial peut-être – quoi de plus laid qu’un mur de briques dans une cité ouvrière du nord de la France – donnait accès à une vérité de la lumière et de la matière qui valait bien ce qu’en pouvaient révéler les murailles du château de Versailles ou les tableaux d’un peintre.

Retour imaginaire

     Les pelleteuses avaient peut-être emporté les débris des maisons insalubres situées sur le côté obscur de la place, dans ce dédale de ruelles et de courées qui descendaient vers le canal et les usines. Emporté aussi le cours des promenades improvisées et les causeries impromptues sur le pas d’une porte, écran de bois devant lequel on se montre ou derrière lequel on disparaît, comme au théâtre, dans les vieux quartiers des vieilles cités. De grands ensembles tout neufs les remplaçaient peut-être, trop grands ou trop neufs, aux arêtes trop coupantes, rassemblements discontinus d’habitations empilées cassant la ligne de vie des rues.

Incertains rivages

     Elle avait traversé les champs laissés en friche qui séparaient l’autoroute de la cité où elle habitait. Ce n’était pas encore l’aube mais l’eau bleue de la nuit avait pris l’éclat qui annonce la révélation attendue de la lumière du jour. Elle aimait suivre du regard le double sillon lumineux des phares jaunes et des feux arrière rouges qui filaient en sens inverse et finissaient par devenir invisibles de l’autre côté de la brume. De loin, les immeubles de la cité paraissaient presque beaux parce qu’ils étaient associés à l’idée d’un départ possible et qu’à cet instant précis de la nuit finissante, du matin frémissant, on se sentait hors du temps, hors du quotidien, dans un monde où les frontières entre la vie et la mort, la présence et l’absence, le rêve et la réalité, la laideur et la beauté, n’existent plus.

Terre promise

     Souvent, le soir, elle revenait marcher à travers cet espace incertain, ni campagne ni ville, ces anciens champs devenus terrains vagues, en attente de projets urbains, entre la ZUP et l’autoroute. L’antidote de la peur était quelque part de l’autre côté de la brume, où finissaient par disparaître les feux arrière des véhicules. Il fallait quitter la rive connue, s’élancer à travers cet espace incertain, ces terrains en attente d’un emploi, d’une utilisation, d’une occupation au sens propre du terme, aussi vagues qu’elle se sentait velléitaire, aussi vides qu’elle se sentait creuse, bordés du côté de l’horizon par la fluidité, la mobilité de l’axe autoroutier, et du côté de la cité par la rigidité, l’inquiétante immobilité des grands murs de béton, aussi austères que ceux d’une prison. Mais une sorte de paralysie la maintenait sur place, dans la prison de ses désirs contradictoires et de sa conscience confuse, déboussolée, affolée…

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Commentaires :

Lucien Suel
21 février 2015 à 10 h 15 min
Françoise, j’aime beaucoup ces « chroniques » vivantes, profondes et d’une écriture tenue. Quant aux briques, je partage avec vous ces deux « briques » de texte, prises dans « D’azur et d’acier »:
Depuis l’annexion du village de Fives en 1858,
suivie entre 1860 et 1920 de la multiplication
de sa population par 6, et jusqu’à aujourd’hui
encore, toutes ces briques ont reçu, encaissé,
absorbé et répercuté l’écho des voix, des cris
de joie ou de douleur, des rires, des accents,
des conversations et toutes les ondes sonores.
Les briques ont gardé la mémoire du vacarme de
la fabrique, la cadence des machines, le potin
des locomotives. Actuellement, on dit que pour
une brique, on n’a plus rien ; et pourtant, un
jour, ces parallélépipèdes de boue grise, rien
que de l’argile, ont été transformés en abris,
briques rouges devenues maison, refuge, foyer.

leventquisouffle
21 février 2015 à 10 h 39 min
Je vous remercie infiniment, Lucien, je me sens en communion avec ces textes, ces deux magnifiques briques que vous m’avez fait la joie de déposer ici.

Dominique Hasselmann
24 février 2015 à 7 h 38 min
Les briques ont un aspect humain, je ne sais pas pourquoi : comme si chacun avait disposé, de manière égalitaire, du même matériau pour construire sa maison (cela est surtout visible dans les villes du Nord et les cités ouvrières). Une architecture démocratique…

carnetsparesseux
27 septembre 2015 à 8 h 09 min
Je découvre cette belle série d’ « improbable » ; je reviendrai lire au calme.

annaurlivernenghi
29 juillet 2016 à 10 h 37 min
Ce texte : un filtre magique Françoise. Vous ne le savez pas.

leventquisouffle
29 juillet 2016 à 11 h 51 min
Merci à vous, Anna :)))

 

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