Gavroche des mers

 

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Premières pages:

     Ce soir-là, je me sentais lourd et fatigué. J’oubliais de regarder la lumière. Obligé de vaquer à des occupations fastidieuses, le lot du quotidien, toujours à recommencer. Mon atelier était souvent l’antichambre des rêves, mais aussi l’antre d’un vieux bonhomme poussiéreux. Parfois, je n’avais plus l’énergie de me secouer. Je ne me suis jamais expliqué pourquoi je n’avais pas le sursaut nécessaire dans les moments les plus difficiles ; si j’avais dû réfléchir à chaque inspiration, je me serais asphyxié ! Ma petite boutique était encombrée de vieux colis mal ficelés comme les réflexions en impasse qui obscurcissaient ma raison dans ces moments de repliement. Dire oui à la vie de toutes mes forces, voilà ce que je voulais depuis toujours, et j’en connaissais aussi depuis à peu près toujours la difficulté. Je me tenais donc sur le seuil de mes contradictions quand, de très loin, sa petite silhouette dansante au bord des vagues m’a intrigué.

     L’espace était partagé à peu près comme ceci

entre le ciel et le sable :

Lignes de partition

C’était un soir d’été.

     Je l’avais rejointe au bord de l’océan. Ses yeux brillaient comme des étoiles. Elle avait répondu à mes questions par des pirouettes sur le sable. Je la regardais virevolter, danser, s’échapper puis revenir. De loin, nous devions ressembler à ces silhouettes qui progressent le long des bandes de sable orange :

Nuances

     Mais nous étions seuls sur la plage, et il n’y avait pas de bateau à moteur pétaradant. Je suis revenu plusieurs fois à cet endroit pour mieux me souvenir. J’aurais voulu la retenir… Le sable me paraît doux comme la mémoire qui serait lavée de ses douleurs… Qu’aurais-je pu faire ? Qu’aurais-je pu dire ? L’océan, flux et reflux, ressasse mes regrets. Je livre mes mots à la force du langage pour qu’il les brasse et les broie. J’en espère une délivrance…

 

     Minima était sans doute de l’étoffe du petit Prince, mais je ne suis qu’un vieux marchand de jouets qui l’avait d’abord regardée comme une poupée. Je me suis fabriqué un monde en miniature depuis que je me suis retiré de la vie réelle, après de longs voyages. La gamine m’avait d’emblée manifesté une confiance qu’elle n’aurait peut-être pas accordée à un adulte normal ! De cela, finalement, je me sens fier.

    Nos ombres s’étiraient, elle s’amusait de se découvrir aussi grande alors que, de son pas léger, elle ne pesait pas plus qu’un oiseau ! Son pull trop ample sur un jean troué qui avait été arraché à la hauteur de ses mollets la faisait ressembler à un Gavroche des mers. Elle en avait l’allure frêle mais si vive ! Son rire en cascade grelotte encore sur le rivage…

     Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Où sont tes parents ? Où habites-tu ? J’avoue ne pas avoir suffisamment insisté, et si je n’ai pas obtenu de réponses précises, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Il me semblait que sa famille était partie de l’Est du Monde, puis qu’elle avait dérivé progressivement vers l’Ouest. J’avais appris que, comme moi, elle avait beaucoup voyagé ! Elle parlait de chariots et de cahots, de feux de camps et de nuits étoilées, mais aussi de fusils et de démolitions. Dès que mes questions se faisaient plus pressantes, elle se fermait comme une huître.

     De toute sa vie, elle n’avait jamais joué qu’avec des bouts de bois et des pierres, aussi se montrait-elle étonnée qu’on puisse faire profession de ce commerce. Devant le dénuement de ses jeux, je me sentais un peu honteux de mes trains électriques. Mon magasin était situé dans une cabane à proximité de la plage. J’y vendais bien entendu des bateaux, des seaux et des pelles. Je ne suscitais en elle aucune envie, elle trouvait que, chez nous, les adultes ne comprenaient rien aux enfants.

     Pendant que je lui décrivais ma boutique, elle traçait des lignes sur le sable. Nous avions marché le long d’un ruban de coquillages qui s’étaient déposés au bout des vagues. Elle s’envolait à quelques mètres de moi, et je la voyais s’accroupir pour les ramasser. Elle revenait me montrer ses trouvailles, accomplissant les gestes éternels de l’enfance. Je la contemplais sans rien dire, avec la douce impression de flotter dans un présent situé hors du temps…

   Je m’étais éloigné à sa demande car elle voulait me faire une surprise. Je m’étais attendu à une course-poursuite mais elle s’était penchée vers le sable, l’air grave et concentré. J’avais joué le jeu en restant à bonne distance jusqu’à ce qu’elle me fasse signe, et je découvris alors qu’elle avait choisi de répondre à sa façon aux questions que je lui avais posées : « Tu es content ? J’ai dessiné ma maison !»

     Comment pourrais-je vous raconter, vous expliquer ? Tout ce que je sais de Minima ressemble à ces coquillages posés sur le sable. Sa demeure imaginaire était magnifique avec son toit et ses murs de nacre ! Elle m’avait proposé en riant malicieusement d’entrer chez elle pour me reposer de mes fatigues. J’avais fait mine de franchir une porte et de m’installer à ses côtés sur le tapis qu’elle avait fait semblant de dérouler devant mes yeux. Sur le sol moelleux, nous avons passé ensemble des moments exceptionnels que je ne pourrai jamais oublier…

     J’ai photographié le ruban de coquillages, car je ne pouvais pas croire (je ne peux toujours pas !) à la disparition définitive de Minima. Si les marées ont détruit son oeuvre éphémère, les matériaux qu’elle avait utilisés sont toujours là, au bord des vagues, pour me prouver que je n’ai pas rêvé…

Ruban

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