
Hier soir, le coucher de soleil que nous avons eu la chance de pouvoir contempler était d’une beauté à couper le souffle. Louis s’est arrêté de jouer. Les autres nous ont rejoints un à un, lentement. Julie et Jordan se serraient l’un contre l’autre. Le vent avait soufflé violemment pendant plusieurs jours, et une partie des nuées s’était dissoute, à l’ouest. Pour la première fois depuis que nous avions trouvé refuge dans cet endroit, nous pouvions porter le regard au-delà des quelques arpents de terre qui constituaient désormais notre horizon quotidien. L’air autour de nous était devenu plus léger, des écharpes de vapeur blanche montaient de la terre, dans le ciel débutait un spectacle que nous n’espérions plus pouvoir admirer un jour. Le temps paraissait suspendu. Etions-nous les derniers hommes ? J’ai vu Louis se prendre la tête entre les mains, pleurer. L’émotion m’étreignait la gorge. Qui d’autre que nous contemplait le ciel à cet instant ? Pourquoi penser aux autres ? Pourquoi penser ? Je désirais seulement ressentir. Limiter ma conscience à la joie qui montait en moi à la rencontre de la lumière. Nous sommes restés silencieux, abandonnés à la dérive de nos sentiments, jusqu’à ce que la nuit nous fasse frissonner.
Nicolas et Marceau furent les premiers à reprendre leurs esprits. Hommes d’action, ils se projetaient déjà dans l’espace entrouvert au-dessus de nous par la dispersion partielle des nuages de poussière. Ils entraînèrent aussitôt Alain et Martine, les ingénieurs et scientifiques du groupe, dans le hangar de la base où gisent quelques avions et hélicoptères recouverts d’une épaisse couche de saleté. Les remettre en état de marche, évaluer les réserves de carburant disponible, essayer de retrouver des cartes de la géographie locale ou tâcher d’en reconstituer a minima avec les informations dont nous disposons, voilà qui devrait fournir au moins pour quelques jours ou quelques semaines un exutoire à leurs – à nos – états d’âme. Que s’est-il passé hier soir ? De quoi étions-nous les témoins ou les acteurs ? Chacun s’isole dans ce qui lui permet de tenir. Louis dans sa bulle sonore, Julie et Jordan dans leur amour, Xavier dans son rêve communautaire, Sylvain dans ses recherches agronomiques, Nicolas, Alain, Martine et les autres dans les problèmes quotidiens de notre survie. Moi-même, je me retranche de plus en plus souvent derrière le rideau de l’écriture pour prendre mes distances avec la réalité, au risque de me séparer mentalement de mes compagnons. Hier soir, nous n’étions plus tout à fait les mêmes. La beauté inespérée de ce coucher de soleil nous rapprochait dans une sorte de communion. Nous retrouvions un peu d’espoir et, comme des enfants, l’envie de croire à l’impossible. Si le réveil nous a plus ou moins dégrisés, tous les nuages ne sont pas revenus dans le coin du ciel qui s’est éclairci, et quand je surprends le regard de l’un ou de l’autre levé dans la même direction que le mien, nous échangeons un sourire.
Luc se moque de nous. Il traque ce qu’il trouve d’infantile dans nos comportements. Il ne comprend pas que nous puissions encore être atteints d’idéalisme ou de naïveté alors que le monde, autour de nous, s’est écroulé. Il en est tellement exaspéré qu’il lui arrive de se laisser emporter dans de violentes colères. Sommes-nous vraiment dupes de nos sentiments ? Une fois de plus, c’est à Martin que je pense. A son journal, à ses paroles parfois si mystérieuses qui dégageaient une sorte de halo poétique. Il semblait se raccrocher à de tout petits riens. Peut-être faisait-il diversion. Combien de fois, au cours de mes conversations avec lui, se mettait-il soudainement à rire sans que j’en comprenne vraiment la raison ? Ou bien je le voyais s’abîmer dans une rêverie aussi indéfinissable que profonde. Martin semblait avoir atteint un état de conscience qui nous était inaccessible. Son regard, souvent, me traversait comme si je n’existais pas, mais, parfois, à l’inverse, ses yeux s’arrêtaient sur les miens avec une telle intensité qu’il me donnait l’impression de vouloir lancer un appel auquel je me sentais, hélas, incapable de répondre. Une forme de communication s’était établie entre nous, au-delà des mots. Ses sourires étaient tristes, sa douceur était grave. Quel était son secret ? Quelle importance aujourd’hui ? Luc a raison, le monde s’est écroulé. Ma tentative de restitution de cette histoire est ridicule. Ou plutôt, elle le serait si je me prenais au sérieux, si je me laissais prendre sérieusement à ce jeu de l’écriture, si je jouais sérieusement. Toute la question n’est-elle pas là ? Et Luc, qui refuse de jouer, de se jouer la comédie, n’est-il pas lui-même trop sérieux ? Il tombe dans le travers infantile de vouloir trop sérieusement que nous ne soyons plus des enfants, et nous reproche un état dont il est lui-même le jouet. Luc, parfois, me fait peur. Son intolérance, ses colères, pourraient le conduire à la folie plus sûrement que nos maigres espérances…
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