Gestuelle

Gestuelle

     Je vais et je viens dans la cuisine. Toujours les mêmes gestes, les mêmes pas, la même danse entre la table et le fourneau. En lavant la vaisselle, je regarde par la fenêtre au-dessus de l’évier. Le hêtre qui me fait face est un compagnon apaisant. Je guette les mésanges qui s’agripperont à ses branches, et le rouge-gorge qui se posera plutôt sur le noisetier voisin. Mon ami l’écureuil est un autre familier qui fait plusieurs fois par jour le tour du jardin. Justement, il approche, je le vois sur le seuil contre la porte vitrée. Le feuillage tempère et filtre la lumière du soleil. J’aime cette frondaison douce. Qui donne le « la »? Je m’imaginerais bien, toute-puissance enfantine (!), en chef d’orchestre…

—–

Droit dans les yeux 

     J’enlève les serviettes de toilette du séchoir et je les plie pour les ranger. Pour les utiliser, je les déplie. Combien de fois? Répétition des gestes et des postures. Je ploie, je me déploie. Je défroisse les mots, j’arrange les plis de mes phrases. Je n’aime pas repasser car je m’ennuie devant la table, mal au dos, fatigue. Je n’aime pas me courber en écrivant. Je regarde mon ordinateur droit dans les yeux. Les pages virtuelles s’affichent, s’effacent, se déroulent comme un papyrus dans le cadre rectangulaire de son écran. Souvent mes pensées s’effilochent comme le tissu du linge de la maison. Je tâche de les recadrer dans les fenêtres de temps que le travail routinier laisse ouvertes. Je ne peux rien contre l’usure, sinon parfois, raccommoder. Je suis Sisyphe, je ploie, je me déploie…

—–

L’art de la rature

     Avant, sur ses brouillons de papier, le geste de l’écrivain consistait à raturer. L’effacement était rendu visible par le dessin, blocs de phrases libres ou raturées alternées, du manuscrit raturé. La rature était un effacement que le lecteur pouvait s’approprier, et que l’écrivain pouvait conserver comme une trace de la maturation de sa pensée. Aujourd’hui, produit fini (?!), le texte est livré scintillant sur fond d’écran-papier glacé. L’écriture-dessin est remplacée par l’écriture-piano sur les touches du clavier…

—–

Mécanique des gestes

     Elle l’avait regardé intensément. Les cheveux qu’elle avait toujours connus blancs. La déformation de son dos qui poussait sa tête en avant comme celle d’un héron en train de pêcher le cou ployé. Le mouvement lent de ses doigts noueux roulant une cigarette. Sa main droite réglée comme un métronome portant à ses lèvres, alternativement, la cigarette qui nimbait son visage de fumée ou le demi de bière qui luisait comme de l’or dans la pénombre du café. Le travail de la main gauche, animée du même mouvement de balancier que la droite, venant décharger celle-ci de la cigarette pour qu’elle puisse saisir le verre, l’ensemble formant une admirable mécanique de gestes décrivant un angle droit depuis le point de jonction des deux mains, la gauche suivant le sens horizontal de la table, la droite s’élevant ou s’abaissant perpendiculairement à celle-ci, au rythme d’un tempo immuable qu’il avait un jour fixé une fois pour toutes, trois à quatre inhalations de fumée pour une petite gorgée de liquide, invariablement, immanquablement, interminablement, gestes à la régularité cosmique et attitudes sibyllines qu’elle garderait gravés pour toujours dans la chambre noire de ses souvenirs…

—–

 Mots creusés-creusets

     Combien de briques nettoyais-je sans les casser quand je rentrais de l’école? Etait-il bien sûr que le marteau dût se faire léger à la surface de chaque brique?… Le burin n’avait-il pas la vocation d’un ouvre-boîte?… Non, c’était plutôt comme un jeu d’écriture. Stylet contre tablette à écrire. Assise à même le sol, la brique calée entre les genoux, le marteau dans la main droite, le burin dans la gauche, je gravais des hiéroglyphes que de grands savants découvriraient un jour au pied d’une pyramide, de gauche à droite point à la ligne, les phrases défilaient sur cet écran de terre cuite, les mots creusés-creusets recevaient de moi seule leurs formes indéchiffrables, scribe anonyme devant l’éternité. La tâche me paraissait grandiose comme l’amas de ruines réunies, élevées-effondrées, dans le jardinet. Les petits coups frappés doucement redonnaient vie aux formes délivrées du vieux mortier. La brique nettoyée de son histoire ancienne recevait le baptême dans la bassine à côté. Puis, déposée-rangée sur une bâche propre, en attendant que la Parole Neuve la prenne, elle formait avec les autres, serrées en bloc compact, un monument de lourd silence… Quand mes doigts étaient trop engourdis, les outils prévoyants leur échappaient sans histoire. Alors, je contemplais le début du grand ouvrage que j’avais entrepris, le petit cube de briques propres élevées cinq sur cinq sur le carré de la bâche, et, en comparant ce dé-jouet à la montagne de ruines qui restaient à nettoyer, je me sentais un peu, toutes proportions gardées, comme David face à Goliath…

      Couleur sienne, éditions La Chambre d’échos.

—–

Un commentaire

  1. L’art de la rature….

    C’est vrai … on pourrait conserver ( comme sur une toile, les « repentirs » ): par exemple barrer les mots qui ne conviennent plus ou ont été le fait de versions précédentes… Il m’arrive de conserver le premier écrit, en renommant la nouvelle « version 2 » – ce qui revient au même – on pourrait ainsi comprendre les méandres des choses ( enfin, les comprendre c’est difficile… puisque chaque jour nous sommes quelqu’un d’autre)… mais assister à…

    J’aime

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.