A mon amie perdue

      A mon amie perdue

     Tu t’éloignes sur le bord de l’autoroute et je vois ta silhouette noire se fondre dans l’obscurité déchirée par les phares des voitures, jusqu’à ce qu’un poids lourd s’arrête, ESPANIA, transport international. Le moteur continue de tourner et, avant que tu ne claques la portière, j’aperçois dans le carré de lumière de la cabine secouée de vibrations l’éclair doré de tes cheveux qui dépassent d’un fichu, c’est ma dernière vision de toi, elle passe en boucle dans ma tête /replay/…

     Nous n’avions pas vingt ans que nous avions déjà vécu tout ce que la vie peut offrir de bon ou de mauvais. Le paroxysme émotionnel de la dernière séquence avait été quasi insupportable. Nous avions vu le soleil et nous regardions la mort en face. La folie nous menaçait. Certains d’entre nous s’étaient effondrés et ne se relèveraient jamais, suicides de L., B., J. .., enfermement dans une secte de M. …, ravages de la drogue… La solidarité intergénérationnelle était rompue, nos parents, nos frères et sœurs plus âgés, ne comprenaient rien. Nous étions devenus des étrangers au sein de nos familles. Martine avait été chassée par la sienne…

     C’était une amie chère. Une gosse des corons qui avait grandi dans une petite ville du Nord de la France en y laissant à jamais son coeur et ses rêves. Je ne peux pas l’oublier, je ne l’oublierai jamais! Pourquoi? Ainsi commençait-elle chacune de ses phrases. Car elle ne comprenait pas, elle ne comprenait rien à la vie des adultes à laquelle l’âge grandissant lui avait commandé d’appartenir. Pourquoi? Pourquoi cette circulation de fausse monnaie entre les gens? Ces relations empesées, formatées, serrées dans le moule indifférent de la norme sociale? Elle promenait son visage lunaire dans la foule et interpellait parfois gentiment les passants en leur demandant « ça va? »… Les sourires gênés, les moues réprobatrices, les haussements brusques d’épaules laissaient parfois la place à une réponse toute simple: « oui, ça va, et vous? » Alors, elle répondait « non, ça ne va pas du tout, voyez-vous?… » Et l’autre, qui avait pourtant commencé l’ébauche d’un dialogue, ne voyait rien du tout, manifestait des signes de panique, et se dérobait rapidement en s’éloignant à grandes enjambées…

     Quand je suis entrée en possession des quelques bouts de papier qu’elle avait laissés, j’ai essayé de reconstituer l’histoire qu’elle aurait pu écrire elle-même de sa vie. Petite flamme vaillante mais vacillante, elle m’était apparue ainsi au cours de cette nuit improbable où je l’avais vue pour la dernière fois. Je n’aurais pas dû la laisser partir. J’aurais dû réussir à trouver les mots, les arguments qui l’auraient retenue sur les rives du possible! Mais il est trop tard, et je ne peux que ressasser des regrets inutiles. Ainsi va la vie, nous n’avons pas le droit à l’erreur. Comme tous les survivants, je me sens une âme de traître. Mais peut-être me pardonnerait-elle? J’ai besoin de le penser, et la faiblesse de le croire…

     Comprenez-vous cela ? Elle ne voulait pas se compromettre. C’était une petite flamme toute pure qui brûlait avec entêtement, pour avoir une chance de parvenir à l’autre bout de la nuit. Si quelqu’un lui avait fait remarquer qu’elle risquait de mourir d’épuisement, elle n’aurait pas renoncé, mais personne ne lui disait cela, car personne ne soupçonnait son projet. Voyez-vous, nous passons notre temps à raisonner, à justifier et à permettre, n’est-ce pas? Et il nous arrive souvent de tolérer l’intolérable en toute bonne foi car (n’est-ce pas?) nous n’y pouvons rien! Or, ce rien n’est qu’un faux-fuyant, un mensonge plus étouffant que l’épaisseur du néant…

     Elle avait commencé à prendre des notes sur un cahier d’écolier. Son écriture était serrée, parfois à peine lisible, probablement pour économiser le papier.

     Je n’intéresse, je ne connais plus personne. J’écris donc dans le vide, à un lecteur, une lectrice inconnue. Ou peut-être à toi, mon amie, qui sait? Je t’ai attendue sur la route, tu es peut-être venue à ma rencontre et il te serait arrivé malheur?… Car maintenant, je le sais, il n’y a pas de paix sur la terre. Le monde est cruel, la méchanceté n’a pas de limite…

     Elle voulait retrouver Bob. Elle demandait à toute personne qui lirait ces lignes de lui envoyer éventuellement des nouvelles de lui poste restante le long d’un axe qui allait de Lille à Casablanca. Hélas, lui non plus, je ne l’ai jamais revu. Il peignait des tableaux dans un sous-sol mal éclairé. Il pensait que la peinture pouvait changer le monde en modifiant le regard porté sur lui. Il allait parfois en Allemagne pour faire connaître ses oeuvres. Pour vivre, il monneyait quelques dessins. Il était beaucoup plus âgé que nous et m’impressionnait. Martine, qui n’avait pas encore abandonné ses études de philo, théorisait ce que lui exprimait en artiste. Nous nous retrouvions souvent autour d’un thé à la menthe…

     Sans pouvoir échapper complètement à la vague générationnelle hédoniste de la fin des années 1960, nous restions sur nos gardes. Une sentinelle veillait en chacun de nous comme la statue d’un Commandeur à l’entrée d’une cité interdite. Nous ne voulions pas trahir la classe ouvrière. Le slogan Ouvriers, étudiants, même combat! nous semblait être un leurre. L’immense malentendu de cette époque était déjà perceptible. La société de consommation n’en était qu’à ses prémisses, et avec elle, son cortège de simulacres et de mensonges, d’inégalités, de spéculations financières, de pillage des ressources naturelles, de fuite en avant suicidaire collective, sous la férule de quelques puissants… La seule issue possible était de prendre la route à la recherche d’un nouvel horizon, d’un air plus respirable, d’une expérience humaine plus acceptable…

      J’étais tentée par l’humanitaire. J’avais la vague intention de me rendre prochainement au Sénégal, mais ce projet entrait en contradiction avec d’autres, dont celui de retrouver Martine et de la rejoindre sur les routes. J’avais aussi le goût d’écrire. Or, je constatais que les mots qui remontaient du plus profond de moi-même étaient tous teintés de noir… et je doutais de cette vocation à noircir des pages… Je doutais de tout. Je me sentais désabusée et je n’avais aucune confiance en moi. Ma seule ambition quotidienne était de garder la tête hors de l’eau. Malgré mon pessimisme, je restais convaincue que le suicide était le signe d’un immense échec, un gâchis sans nom… Une sorte de vertige m’y faisait pourtant penser sans arrêt et me rendait ainsi fidèle à la mémoire de mes camarades et ami-e-s disparu-e-s de cette façon…

     Les crocs de la réalité ou ses griffes acérées avaient déjà mis en lambeaux l’étoffe de mon âme. Je ne savais pas comment la raccommoder, les trop grandes déchirures auraient sans doute découragé plus d’une habile couturière… Mais il m’était impossible de jeter la vieille étoffe, elle me collait à la peau comme la tunique de Nessus. Une ancienne camarade de lycée avec laquelle j’avais gardé des liens distendus voyait la vie sous l’angle d’une succession d’expériences, comme autant de pommes à croquer ou de gâteaux à savourer. Elle me donnait l’impression enviable de pouvoir pianoter sur toute la gamme de l’existence, d’avoir la capacité et le désir d’en jouer toutes les partitions. Cette approche m’était, hélas, radicalement refusée. J’avais, bien malgré moi, une vision tragique ou wagnérienne de l’existence humaine. Pourquoi? Ma vie se déroulerait sous la forme d’un lancinant, d’un interminable point d’interrogation. Les galons improbables que j’avais obtenus pendant mon parcours scolaire puis universitaire ne me seraient d’aucun secours, pas plus que la vie simple que j’avais menée, enfant, chez mes parents. Martine et tous ses amis me pressaient de les rejoindre sur les routes avant qu’il ne soit trop tard, mais je ne sentais pas se lever en moi la force du départ. Martine avait fait un choix que je ne pouvais pas reprendre à mon compte parce que je n’avais plus de choix possible. J’étais dans la position quasi intenable d’un Bartleby, I would prefer not to… Je ne préférais rien, ni dans ma vie personnelle ni dans ma vie sociale, ou plus exactement, ce que j’aurais préféré pour la vie tout court avait basculé dans l’ordre de l’inaccessible, comme un rêve ou une utopie d’enfant inconsolable…

     J’avais envie de croire que Martine et Bob coulaient des jours heureux ensemble dans un pays de l’Orient lointain, à l’abri des prédateurs, des malfaisants et des oiseaux de mauvais augure en tous genres… j’avais envie de croire aux contes de fées de mon enfance, pour eux, pour moi et pour les autres… j’avais envie de neutraliser le cauchemar du monde réel, les nouvelles insupportables qui nous en parviennent, le sentiment de passer sa vie dans la déploration ou l’appréhension d’une catastrophe… mais cette nuit-là, j’ai découvert que Martine était désespérément seule… Bob avait disparu, il n’avait plus donné signe de vie depuis plusieurs mois…

     Traverser l’Espagne de Franco quand on n’avait pas la physionomie d’un ou d’une touriste sans histoire faisait courir le risque d’être arrêté(e) pour un oui ou pour un non. Bob croupissait peut-être dans une geôle espagnole?… Cette nuit-là, Martine avait l’intention de parcourir l’Espagne à la recherche d’indices qui la mettraient sur une piste. Si son enquête ne donnait rien, elle se rendrait ensuite au Maroc où elle tenterait d’entrer en contact avec la famille de Mohamed, alias Bob…

     Je suis partie à leur recherche l’été suivant. Je me déplaçais en stop ou à vélo que des routiers sympas acceptaient d’embarquer dans leur camion, et je dormais n’importe où enroulée dans mon duvet. Je passais parfois la nuit chez des gens au hasard des rencontres, ou dans des communautés qui se trouvaient sur ma route. Je parlais de mes amis, il arrivait que l’on me dise les avoir aperçus, les descriptions concordaient… Je laissais mon nom et mon adresse, on promettait de se donner des nouvelles… Et c’est ainsi qu’un jour, bien plus tard, je reçus une boîte en fer blanc qui contenait quelques photos, des lettres et un cahier que Martine avait confiés en dépôt à un couple qui l’avait hébergée…

    Sur la foi des premières informations que j’avais recueillies cet été-là – Martine semblait chercher à gagner un peu d’argent sur les plages en vendant des babioles aux touristes – j’avais d’abord suivi le littoral, de Barcelone à Valence, puis de Valence à Gibraltar… Hélas, j’avais dû me résigner à remonter vers les Pyrénées sans avoir recueilli d’éléments déterminants. J’espérais que Martine ait enfin retrouvé Bob, que tous deux soient hors de danger en France, au Maroc ou n’importe où ailleurs, mais je ne parvenais pas à m’en persuader, car je pensais qu’elle aurait trouvé le moyen de me le faire savoir… L’été finissant me dérobait l’espoir de rejoindre rapidement mon amie comme je l’avais projeté au début de mon voyage… Je suis arrivée à Madrid dans un état de profonde tristesse…

      José, un contact, me conduisit chez une vieille femme qui vivait dans une cabane située, avec quelques autres, sur un terrain vague, entre une bretelle d’autoroute et une voie ferrée, non loin d’une décharge. Les traits dévastés de son visage manifestaient une profonde humanité. Elle était infiniment respectée pour sa sagesse et les services rendus, on venait de loin lui demander conseil, et comme il lui était déjà arrivé de prendre sous son aile des jeunes de passage un peu perdus, je lui avais montré des photos de Bob et de Martine…

     J’ai partagé sa vie pendant plusieurs semaines. J’ai ramassé des brindilles de bois pour allumer le feu, je suis allée remplir des jerricanes d’eau sur une aire de l’autoroute voisine, j’ai partagé les repas généreux de Maria, je me suis apaisée auprès d’elle… La nuit, nous contemplions ensemble le ciel. Elle lisait ou faisait semblant de lire dans les étoiles. De son coeur durement éprouvé et de son vieux corps fatigué et usé jaillissaient pourtant en feu d’artifice de grandes gerbes d’espoir. Je ne souhaitais plus repartir. Je ne souhaitais plus rien, sinon vivre ainsi le restant de mes jours… Il me semblait que j’avais déjà fait le tour de la vie et je me sentais bien plus vieille que Maria… Sa gaieté, son énergie, faisaient pièce à la désespérance latente qui guettait mes défaillances comme un serpent venimeux prêt à mordre. Elle me faisait consommer un peu de vin en m’expliquant l’importance de garder le contrôle de soi-même, me mettait en garde contre l’excès de tristesse qui agissait comme un alcool trop fort ou une drogue, m’expliquait que je risquais de perdre la raison si j’obstruais en moi toutes les sources de lumière… je buvais ses paroles en découvrant à quel point j’avais soif de cette eau rafraîchissante qui coulait de ses lèvres abîmées…

     Maria paraissait me comprendre à demi-mots et respectait mes silences. Elle n’attendait rien de moi, je n’attendais rien d’elle, sinon le partage gratuit de nos tristesses et du pain de la vie… Un jour, elle m’a annoncé avec des étincelles dans les yeux que Bob avait été vu à Madrid et que je pourrais rencontrer un gardien de prison qui l’avait reconnu sur la photo que j’avais fait circuler. Il avait été incarcéré, comme l’avait supposé Martine, sous le coup de plusieurs chefs d’inculpation: étranger sans papier, usage ou transport de stupéfiants, menace pour le régime. Mon informateur ignorait si Bob était encore en prison, il tâcherait de se renseigner. Il n’avait jamais rencontré Martine ni entendu parler d’elle, mais je tenais enfin une piste solide. Il fallait conjuguer nos efforts, demander de l’aide, dérouler la pelote, suivre le fil, l’enquête mènerait forcément quelque part… Alors, je me suis rendue au consulat de France où, faute d’obtenir un rendez-vous au plus haut niveau, j’ai confié le sort de mes amis à la machine bureaucratique chargée de protéger les citoyens français (c’était au moins le cas de Martine) à l’étranger, j’ai rempli des papiers, déposé un dossier… et commencé à attendre en reprenant espoir…

     Je ne pouvais me résoudre à quitter Maria, à retrouver ma triste vie dans le Nord de la France. Bien que très jeune, je pensais avoir franchi un point de non-retour au-delà duquel la vie n’avait plus rien d’exaltant… Mon destin mélancolique était déjà scellé, les protestations de Maria n’y pouvaient rien. Les expériences vécues m’avaient simplement fait parcourir plus vite et plus mal que d’autres le même chemin. La seule question véritable était comment avoir la patience, à mon âge, que s’usent une à une les nombreuses années qu’il me restait encore théoriquement (héroïquement?) à vivre…

     Le soir, nous discutions doucement dans la pénombre en regardant la nuit tomber… Dans la journée, j’aidais Maria à entretenir son jardin conquis sur les ordures. Je n’étais pas capable d’un effort soutenu, mais tripoter la terre me faisait redécouvrir des impressions d’enfance oubliées, et avec elles un peu de plaisir insouciant. Ce bonheur inattendu ne résistait pas longtemps aux pensées tristes car, bientôt, le sentiment irréversible du temps qui passe et l’impossibilité de revenir en arrière, et donc de goûter réellement les sensations simples et bonnes propres à l’enfance, reprenait le dessus. Je me laissais de nouveau submerger par un désarroi sans fin qui m’attirait comme un puits sans fond… Il n’empêche. Pendant quelques minutes, j’avais humé sans retenue l’odeur de la terre mouillée que je venais d’arroser. De façon inespérée, je m’étais sentie pour quelques instants en accord avec le monde. Ces fractions de temps n’étaient pas rien. Des cordes vitales vibraient soudain sous le coup d’émotions réveillées par la joie de cette activité simple dans le jardin. Ces moments qui revenaient en pointillé traçaient une sorte de chemin vers une issue dont l’accès me paraissait pourtant définitivement refusé. Je marchais en aveugle dans un désert… j’avais soif, terriblement soif…

     Je trouvais une forme d’apaisement en me repliant derrière la vitre de mes perceptions. Ambiguïté d’une sorte de schizophrénie volontaire et lucide. Je ne me sentais bien nulle part sauf à l’abri de rêveries contemplatives suscitées par un rayon de soleil ou le clapotis de la pluie, le visage de la lune ou la cavalcade des nuages pendant les nuits de grand vent, le chant d’un oiseau ou le bruissement des feuilles les soirs d’été. L’excès de fatigue dans laquelle je me trouvais souvent à force de ne pas ou de trop peu dormir favorisait le ralentissement de mes pensées et l’anesthésie de mes sensations ou sentiments. Je fuyais le monde réel pour retrouver des forces dans cet état de somnolence rêveuse voisin sans doute de l’hypnose…

     Les mots montaient parfois en moi sous la forme d’un maladroit poème. J’aurais aimé pouvoir peindre les couchers du soleil ou les reflets de la lumière à la surface du monde. Tout au fond de mon marasme, je restais sensible à la beauté. Chaque fragment saisi paraissait posséder toute la puissance du Beau absolu. Il me semblait que le Beau se donnait facilement par la grâce d’un regard errant posé au hasard n’importe où. Mon esprit était encore sous l’emprise d’une sorte de pensée magique qui me faisait croire que le langage pouvait capter immédiatement, sans l’effort d’une traduction, les correspondances entre les êtres. Ce que j’écrivais était naïf. Dans l’extase de la contemplation comme dans l’excès de douleur, mes mots coulaient comme des larmes d’enfant. La sincérité du sentiment cautionnait à mes yeux son expression esthétique. Il me semblait de la même façon que Dieu aurait dû jouer cartes sur table et nous montrer la voie sans autres complications. Les gens en phase avec le monde disent que les autres sont fous, comme cet écrivain, Walser, qui n’écrivait plus que des microgrammes d’une écriture miniature cantonnée au territoire du crayon… Bien loin d’être folles, je pensais que ces personnes auxquelles je m’identifiais étaient plutôt, à l’inverse, extra-lucides, car voyant le monde sans apprêts, sans les mises en scène habituelles des monteurs de spectacle qui spéculent sur la mauvaise foi des gens, leur penchant pour le mensonge, leur habileté de prestidigitateurs à escamoter le vrai…

     Il n’y avait donc pas d’issue? J’avais à peine vingt ans. La vie ne pouvait pas être ce long tunnel! Mais la réalité de mon existence pouvait être pire encore, puisque les tunnels finissent toujours par déboucher à l’air libre alors que la situation dans laquelle je me trouvais était complètement bloquée… Que dirais-je à mon amie si je la retrouvais? Que pourrais-je lui offrir? Comment la retenir? Dans aucune de ses lettres elle ne semblait regretter la voie nomade qu’elle avait choisie. Elle essayait au contraire de susciter en moi la même vocation au voyage. « Come on! », répétait-elle au fil de notre correspondance, en craignant que je ne parvienne plus à m’extraire de la glu qui me fixait au sol de ma prison. Mais peut-être ne se rendait-elle pas compte que cette prison était intérieure, et que même sur les grands chemins je n’en aurais pas été libérée…

     Martine mettait en pratique sa philosophie de la vie. Sa manière d’être questionnait les autres au plus profond d’eux-mêmes. Je n’étais jamais ressortie indemne de nos conversations. Alors que nous avions été si proches l’une de l’autre, le fossé que je voyais grandir entre nous m’avait effrayée. Il matérialisait la fission tragique de mon existence. J’étais coupée en deux! Une partie de moi-même voulait rejoindre mon amie, l’autre était atteinte de paralysie totale… I would prefer not to… A quoi bon?… Mais cet A quoi bon ne me ressemblait pas non plus. Je ne me reconnaissais pas en lui. Alors que j’éprouvais le besoin d’agir et de mettre en œuvre mes convictions, c’était comme si une maladie invalidante m’en avait empêchée… La vérité était terriblement simple. J’étais absolument incapable de me mouvoir dans les eaux courantes de la vie, et je me noyais à mon corps défendant…

     Pendant quelques jours encore je me suis retenue à Maria, aux rides de sa vieillesse qui prouvaient que vivre était possible, à la tendresse énergique de ses gestes, à son courage tranquille mais obstiné, à la fragilité de ses larmes qu’elle ne versait pas toujours en cachette, à sa rudesse apparente qui cachait difficilement une infinie douceur… Je laissais mon attention s’abandonner tout entière aux sensations que j’éprouvais en écoutant le chant d’un oiseau, en savourant une tomate cueillie dans le jardin, en réchauffant mon corps à la chaleur du soleil, en me reposant sous le feuillage du grand cerisier sauvage à l’abri duquel Maria avait installé son campement, en regardant tomber la pluie et son rideau de perles entre le monde et mon regard… J’aurais voulu arrêter le flux du temps qui m’emportait, et stopper avec lui l’implacable logique de mes actions antérieures pour ne plus avoir à répondre du passé… j’aurais voulu laisser tomber mes tristes oripeaux, me couvrir d’un habit de lumière, mourir et ressusciter, oublier ce que j’étais devenue afin de pouvoir recommencer à vivre sans être marquée du sceau de la mélancolie…

     Chère Martine, je ne devais plus jamais te revoir… Dans le cahier où tu tenais une sorte de journal depuis que tu avais été séparée de Bob, j’ai trouvé une photo de moi prise sur la pelouse du campus universitaire au début de nos études, avant que tu les abandonnes. Nous nous étions photographiées mutuellement et je possède la même photo de toi… Pourquoi avoir tenté aujourd’hui cet effort de mémoire? Pourquoi avoir essayé de dessiner ta silhouette et d’esquisser ce pas de danse avec ton souvenir en écoutant le chant des ombres? Qui sait si l’au-delà ne nous réserve pas la surprise de nous remettre en face l’une de l’autre? Nous entamerions alors peut-être une sorte de dialogue des morts que je n’aurais fait qu’anticiper…

     Je t’ai reconnue sur quelques autres clichés en noir et blanc contenus dans la boîte qui m’avait été envoyée après mon périple en Espagne. Tu es au milieu des visages souriants de ta famille. Que penser des lettres restées sans réponse que j’avais envoyées à tes proches pour qu’ils m’aident à te retrouver?… Nos vies sont comme des rêves peuplés de personnages dont nous ne savons presque rien…

     La lecture de ton cahier est bouleversante. Je te sens profondément meurtrie. Tu ne te plains qu’à demi-mots avec l’étonnement incommensurable de l’enfant que tu as toujours été et qui ne comprend pas, qui ne comprendra jamais le Mal… Je devine que tu as beaucoup souffert… je me sens coupable de ne pas avoir pu t’aider… Ce cahier, dépositaire de ton récit inachevé, ainsi que ces quelques lettres et photos éparpillées sur la table devant moi, est donc tout ce qu’il me reste de toi… avec, dans mon cœur, ton épure…

 

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12 commentaires

  1. Dans un livre que je parcours en ce moment, j’ai lu ceci et je trouve que cela colle bien « Ceux qui dansent sont traités de fous par ceux qui n’entendent pas la musique »… et ton (votre) hommage est très tendre et touchant !

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  2. Toujours, on nous répond que ça va bien… alors si jamais on entend le contraire, on panique et on fuit, comme si on avait peur que « ça va mal » s’attrape.

    J’ai beaucoup aimé ce texte.

    Amitiés

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